La Mort de Valmiki
Valmiki, le poète immortel, est très vieux.
Toute chose éphémère a passé dans ses yeux
Plus prompte que le bond léger de l’antilope.
Il a cent ans. L’ennui de vivre l’enveloppe.
Comme l’aigle, altéré d’un immuable azur,
S’agite et bat de l’aile au bord du nid obscur,
L’Esprit, impatient des entraves humaines,
Veut s’enfuir au delà des apparences vaines.
C’est pourquoi le Chanteur des antiques héros
Médite le silence et songe au long repos,
À l’ineffable paix où s’anéantit l’âme,
Au terme du désir, du regret et du blâme,
Au sublime sommeil sans rêve et sans moment,
Sur qui l’Oubli divin plane éternellement.
Le temps coule, la vie est pleine, l’œuvre est faite.
Il a gravi le sombre Himavat jusqu’au faîte.
Ses pieds nus ont rougi l’âpre sentier des monts,
Le vent des hautes nuits a mordu ses poumons ;
Mais, sans plus retourner ni l’esprit ni la tête,
Il ne s’est arrêté qu’où le monde s’arrête.
Sous le vaste Figuier qui verdit respecté
De la neige hivernale et du torride été,
Croisant ses maigres mains sur le bâton d’érable,
Et vêtu de sa barbe épaisse et vénérable,
Il contemple, immobile, une dernière fois,
Les fleuves, les cités, et les lacs et les bois,
Les monts, piliers du ciel, et l’Océan sonore
D’où s’élance et fleurit le Rosier de l’aurore.
L’homme impassible voit cela, silencieux.
La Lumière sacrée envahit terre et cieux ;
Du zénith au brin d’herbe et du gouffre à la nue,
Elle vole, palpite, et nage et s’insinue,
Dorant d’un seul baiser clair, subtil, frais et doux,
Les oiseaux dans la mousse, et, sous les noirs bambous,
Les éléphants pensifs qui font frémir leurs rides
Au vol strident et vif des vertes cantharides,
Les radjahs et les chiens, Richis et Parias,
Et l’insecte invisible et les Himalayas.
Un rire éblouissant illumine le monde.
L’arome de la Vie inépuisable inonde
L’immensité du rêve énergique où Brahma
Se vit, se reconnut, resplendit et s’aima.
L’âme de Valmiki plonge dans cette gloire.
Quel souffle a dissipé le temps expiatoire ?
Ô vision des jours anciens, d’où renais-tu ?
Ô large chant d’amour, de bonté, de vertu,
Qui berces à jamais de ta flottante haleine
Le grand Daçarathide et la Mytiléenne,
Les sages, les guerriers, les vierges et les Dieux,
Et le déroulement des siècles radieux,
Pourquoi, tout parfumé des roses de l’abîme,
Sembles-tu rejaillir de ta source sublime ?
Ramayana ! L’esprit puissant qui t’a chanté
Suit ton vol au ciel bleu de la félicité,
Et, dans l’enivrement des saintes harmonies,
Se mêle au tourbillon des âmes infinies.
Le soleil grandit, monte, éclate, et brûle en paix.
Une muette ardeur, par effluves épais,
Tombe de l’orbe en flamme où tout rentre et se noie,
Les formes, les couleurs, les parfums et la joie
Des choses, la rumeur humaine et le soupir
De la mer qui halète et vient de s’assoupir.
Tout se tait. L’univers embrasé se consume.
Et voici, hors du sol qui se gerce et qui fume,
Une blanche fourmi qu’attire l’air brûlant ;
Puis cent autres, puis mille et mille, et, pullulant
Toujours, des millions encore, qui, sans trêve,
Vont à l’assaut de l’homme absorbé dans son rêve,
Debout contre le tronc du vieil arbre moussu,
Et qui s’anéantit dans ce qu’il a conçu.
L’esprit ne sait plus rien des sens ni de soi-même.
Et les longues fourmis, traînant leur ventre blême,
Ondulent vers leur proie inerte, s’amassant,
Circulant, s’affaissant, s’enflant et bruissant
Comme l’ascension d’une écume marine.
Elles couvrent ses pieds, ses cuisses, sa poitrine,
Mordent, rongent la chair, pénètrent par les yeux
Dans la concavité du crâne spacieux,
S’engouffrent dans la bouche ouverte et violette,
Et de ce corps vivant font un roide squelette
Planté sur l’Himavat comme un Dieu sur l’autel,
Et qui fut Valmiki, le poète immortel,
Dont l’âme harmonieuse emplit l’ombre où nous sommes
Et ne se taira plus sur les lèvres des hommes.
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