Les Uns Et Les Autres
COMÉDIE DÉDIÉE A
Théodore de Banville.
PERSONNAGES:
MYRTIL
SYLVANDRE
ROSALINDE
CHLORIS
MEZZETIN
GORYDON
AMINTE
BERGERS, MASQUES.
La scène se passe dans un parc de Wateau, vers une fin
d'après-midi d'été.
Une nombreuse compagnie d'hommes et de femmes est
groupée, en de nonchalantes attitudes, autour d'un chanteur
costumé en Mezzetin, qui s'accompagne doucement sur une
mandoline.
SCÈNE I
MEZZETIN, chantant.
Puisque tout n'est rien que fables,
Hormis d'aimer ton désir,
Jouis vite du loisir
Que te font des dieux affables.
Puisqu'à ce point se trouva
Facile ta destinée,
Puisque vers toi ramenée
L'Arcadie est proche,--va!
Va! le vin dans les feuillages
Fait éclater les beaux yeux
Et battre les coeurs joyeux
A l'étroit sous les corsages...
CORYDON
A l'exemple de la cigale nous avons
Chanté...
AMINTE
Si nous allions danser?
Tous, moins Myrtil, Rosalinde, Sylvandre et Chloris.
Nous vous suivons!
(Ils sortent à l'exception des mêmes.)
SCÈNE II
MYRTIL, ROSALINDE, SYLVANDRE, CHLORIS
ROSALINDE, à Myrtil.
Restons.
CHLORIS, à Sylvandre.
Favorisé, vous pouvez dire l'être:
J'aime la danse à m'en jeter par la fenêtre,
Et si je ne vais pas sur l'herbette avec eux,
C'est bien pour vous!
(Sylvandre la presse.)
Paix là! Que vous êtes fougueux!
(Sortent Sylvandre et Chloris.)
SCÈNE III
MYRTIL, ROSALINDE
ROSALINDE
Parlez-moi.
MYRTIL
De quoi voulez-vous donc que je cause?
Du passé? Cela vous ennuierait, et pour cause.
Du présent? A quoi bon, puisque nous y voilà?
De l'avenir? Laissons en paix ces choses-là!
ROSALINDE
Parlez-moi du passé.
MYRTIL
Pourquoi?
ROSALINDE
C'est mon caprice.
Et fiez-vous à la mémoire adulatrice
Qui va teinter d'azur les plus mornes jadis
Et masque les enfers anciens en paradis.
MYRTIL
Soit donc! J'évoquerai, ma chère, pour vous plaire,
Ce morne amour qui fut, hélas! notre chimère,
Regrets sans fin, ennuis profonds, poignants remords,
Et toute la tristesse atroce dos jours morts;
e dirai nos plus beaux espoirs déçus sans cesse,
Ces deux coeurs dévoués jusques à la bassesse
Et soumis l'un à l'autre, et puis, finalement,
Pour toute récompense et tout remerciement,
Navrés, martyrisés, bafoués l'un par l'autre,
Ma folle jalousie étreinte par la vôtre,
Vos soupçons complétant l'horreur de mes soupçons,
Toutes vos trahisons, toutes mes trahisons!
Oui, puisque ce passé vous flatte et vous agrée.
Ce passé que je lis tracé comme à la craie
Sur le mur ténébreux du souvenir, je veux,
Ce passé tout entier, avec ses désaveux
Et ses explosions de pleurs et de colère,
Vous le redire, afin, ma chère, de vous plaire!
ROSALINDE
Savez-vous que je vous trouve admirable, ainsi
Plein d'indignation élégante?
MYRTIL, irrité.
Merci!
ROSALINDE
Vous vous exagérez aussi par trop les choses.
Quoi! pour un peu d'ennui, quelques heures moroses,
Vous lamenter avec ce courroux enfantin!
Moi je rends grâce au dieu qui me fit ce destin
D'avoir aimé, d'aimer l'ingrat, d'aimer encore
L'ingrat qui tient de sots discours, et qui m'adore
Toujours, ainsi, qu'il sied d'ailleurs en ce pays
De Tendre. Oui! Car malgré vos regards ébahis
Et vos bras de poupée inerte, je suis sûre
Que vous gardez toujours ouverte la blessure
Faite par ces yeux-ci, boudeur, à ce coeur-là.
MYRTIL, attendri.
Pourtant le jour où cet amour m'ensorcela
Vous fut autant qu'à moi funeste, mon amie.
Croyez-moi, réveiller la tendresse endormie,
C'est téméraire, et mieux vaudrait pieusement
Respecter jusqu'au bout son assoupissement
Qui ne peut que finir par la mort naturelle.
ROSALINDE
Fou! par quoi pouvons-nous vivre, sinon par elle?
MYRTIL, sincère.
Alors, mourons!
ROSALINDE
Vivons plutôt! Fût-ce à tout prix!
Quant à moi, vos aigreurs, vos fureurs, vos mépris,
Qui ne sont, je le sais, qu'un dépit éphémère,
Et cet orgueil qui rend votre parole amère,
J'en veux faire litière à mon amour têtu,
Et je vous aimerai quand même, m'entends-tu?
MYRTIL
Vous êtes mutinée...
ROSALINDE
Allons, laissez-vous faire!
MYRTIL, cédant.
Donc, il le faut!
ROSALINDE
Venez cueillir la primevère
De l'amour renaissant timide après l'hiver.
Quittez ce front chagrin, souriez comme hier
A ma tendresse entière et grande, encor qu'ancienne!
MYRTIL
Ah! toujours tu m'auras mené, magicienne!
(Ils sortent. Rentrent Sylvandre et Chloris.)
SCÈNE IV
SYLVANDRE, CHLORIS
CHLORIS, courant.
Non!
SYLVANDRE
Si!
CHLORIS
Je ne veux pas...
SYLVANDRE, la baisant sur la nuque.
Dites: je ne veux plus!
(La tenant embrassée.)
Mais voici, j'ai fixé vos voeux irrésolus
Et le milan affreux tient la pauvre hirondelle.
CHLORIS
Fi! l'action vilaine! Au moins rougissez d'elle!
Mais non! Il rit, il rit!
(Pleurnichant pour rire.)
Ah, oh, hi, que c'est mal!
SYLVANDRE
Tarare! mais le seul état vraiment normal,
C'est le nôtre, c'est, fous l'un de l'autre, gais, libres,
Jeunes, et méprisant tous autres équilibres
Quelconques, qui ne sont que cloche-pieds piteux,
D'avoir deux coeurs pour un, et, chère âme, un pour deux!
CHLORIS
Que voilà donc, Monsieur l'amant, de beau langage!
Vous êtes procureur ou poète, je gage,
Pour ainsi discourir, sans rire, obscurément.
SYLVANDRE
Vous vous moquez avec un babil très charmant,
Et me voici deux fois épris de ma conquête:
Tant d'éclat en vos yeux jolis, et dans la tête
Tant d'esprit! Du plus fin encore, s'il vous plaît.
CHLORIS
Et si je vous trouvais par hasard bête et laid,
Fier conquérant fictif, grand vainqueur en peinture?
SYLVANDRE
Alors, n'eussiez-vous pas arrêté l'aventure
De tantôt, qui semblait exclure tout dégoût
Conçu par vous, à mon détriment, après tout?
CHLORIS
O la fatuité des hommes qu'on n'évince
Pas sur-le-champ! Allez, allez, la preuve est mince
Que vous invoquez là d'un penchant présumé
De mon coeur pour le vôtre, aspirant bien-aimé.
--Au fait, chacun de nous vainement déblatère
Et, tenez, je vais dire mon caractère,
Pour qu'étant à la fin bien au courant de moi
Si vous souffrez, du moins vous connaissiez pourquoi,
Sachez donc...
SYLVANDRE
Que je meure ici, ma toute belle,
Si j'exige...
CHLORIS
--Sachez d'abord vous taire.--Or celle
Qui vous parle est coquette et folle. Oui, je le suis.
J'aime les jours légers et les frivoles nuits;
J'aime un ruban qui m'aille, un amant qui me plaise,
Pour les bien détester après tout à mon aise.
Vous, par exemple, vous, Monsieur, que je n'ai pas
Naguère tout à fait traité de haut en bas,
Me dussiez-vous tenir pour la pire pécore,
Eh bien, je ne sais pas si je vous souffre encore!
SYLVANDRE, souriant.
Dans le doute...
CHLORIS, coquette, s'enfuyant.
«Abstiens-toi», dit l'autre. Je m'abstiens.
SYLVANDRE, presque naïf.
Ah! c'en est trop, je souffre et je m'en vais pleurer.
CHLORIS, touchée, mais gaie.
Viens,
Enfant, mais souviens-toi que je suis infidèle
Souvent, ou bien plutôt, capricieuse. Telle
Il faut me prendre. Et puis, voyez-vous, nous voici
Tous deux bien amoureux,--car je vous aime aussi,--
Là! voilà le gros mot lâché! Mais...
SYLVANDRE
O cruelle
Réticence!
CHLORIS
Attendez la fin, pauvre cervelle.
Mais, dirai-je, malgré tous nos transports et tous
Nos serments mutuels, solennels, et jaloux
D'être éternels, un dieu malicieux préside
Aux autels de Paphos--
(Sur un geste de dénégation de Sylvandre.)
C'est un fait--et de Gnide.
Telle est la loi qu'Amour à nos coeurs révéla.
L'on n'a pas plutôt dit ceci qu'on fait cela.
Plus tard on se repend, c'est vrai, mais le parjure
A des ailes, et comme il perdrait sa gageure
Celui qui poursuivrait un mensonge envolé!
Qu'y faire? Promener son souci désolé,
Bras ballants, yeux rougis, la têle décoiffée,
A travers monts et vaux, ainsi qu'une autre Orphée,
Gonfler l'air de soupirs et l'Océan de pleurs
Par l'indiscrétion de bavardes douleurs?
Non, cent fois non! Plutôt aimer à l'aventure
Et ne demander pas l'impossible à Nature!
Nous voici, venez-vous de dire, bien épris
L'un et l'autre, soyons heureux, faisons mépris
De tout ce qui n'est pas notre douce folie!
Deux coeurs pour un, un coeur pour deux... je m'y rallie,
Me voici vôtre, tienne!... Êtes-vous rassuré?
Tout à l'heure j'avais mille fois tort, c'est vrai,
D'ainsi bouder un coeur offert de bonne grâce,
Et c'est moi qui reviens à vous, de guerre lasse.
Donc aimons-nous. Prenez mon coeur avec ma main,
Mais, pour Dieu, n'allons pas songer au lendemain,
Et si ce lendemain doit ne pas être aimable,
Sachons que tout bonheur repose sur le sable,
Qu'en amour il n'est pas de malhonnêtes gens,
Et surtout soyons-nous l'un à l'autre indulgents.
Cela vous plaît?
SYLVANDRE
Cela me plairait si...
SCÈNE V
LES PRÉCÉDENTS, MYRTIL
MYRTIL, survenant.
Madame
A raison. Son discours serait l'épithalame
Que j'eusse proféré si...
CHLORIS
Cela fait deux «si»,
C'est un de trop.
MYRTIL, à Chloris.
Je pense absolument ainsi
Que vous.
CHLORIS, à Sylvandre.
Et vous, Monsieur?
SYLVANDRE
La vérité m'oblige...
CHLORIS, au même.
Et quoi, monsieur, déjà si tiède!
MYRTIL, à Chloris.
L'homme-lige
Qu'il vous faut, ô Chloris. c'est moi...
SCÈNE VI
LES PRÉCÉDENTS, ROSALINDE
ROSALINDE, survenant.
Salut! je suis
Alors, puisqu'il le faut décidément, depuis
Tous ces étonnements où notre coeur se joue,
A votre chariot la cinquième roue.
(A Myrtil.)
Je vous rends vos serments anciens et les nouveaux
Et les récents, les vrais aussi bien-que les faux.
MYRTIL, au bras de Chloris et protestant
comme par manière d'acquit.
Chère!
ROSALINDE
Vous n'avez pas besoin de vous défendre,
Car me voici l'amie intime de Sylvandre.
SYLVANDRE, ravi, surpris et léger.
O doux Charybde après un aimable Scylla!
Mais celle-ci va faire ainsi que celle-là
Sans doute, et toutes deux, adorables coquettes
Dont les caprices sont bel et bien des raquettes,
Joueront avec mon coeur, je le crains, au volant.
CHLORIS, à Sylvandre.
Fat!
ROSALINDE, au même.
Ingrat!
MYRTIL, au même.
Insolent!
SYLVANDRE, à Myrtil.
Quand à cet «insolent»,
Ami cher, mes griefs sont au moins réciproques,
Et, s'il est vrai que nous te vexions, tu nous choques.
(A Rosalinde et à Chloris.)
Mesdames, je suis votre esclave à toutes deux,
Mais mon coeur qui se cabre aux chemins hasardeux
Est un méchant cheval réfractaire à la bride,
Qui devant tout péril connu s'enfuit, rapide,
A tous crins, s'allât-il rompre le col plus loin.
(A Rosalinde.)
Or, donc, si vous avez, Rosalinde, besoin
Pour un voyage au bleu pays des fantaisies
D'un franc coursier, gourmand de provendes choisies
Et quelque peu fringant, mais jamais rebuté,
Chevauchez à loisir ma bonne volonté.
MYRTIL
La déclaration est un tant soit peu roide,
Mais, bah! chat échaudé craint l'eau, fût-elle froide,
(A Rosalinde)
N'est-ce pas, Rosalinde, et vous le savez bien,
Que ce chat-là surtout, c'est moi.
ROSALINDE
Je ne sais rien.
MYRTIL
Et puisqu'en ce conflit où chacun se rebiffe
Chloris aussi veut bien m'avoir pour hippogriffe
De ses rêves devers la lune ou bien ailleurs,
Me voici tout bridé, couvert d'ailleurs de fleurs
Charmantes aux odeurs puissantes et divines
Dont je sentirai tôt ou lard les épines,
(A Chloris)
Madame, n'est-ce pas?
CHLORIS
Taisez-vous et m'aimez.
Adieu, Sylvandre!
ROSALINDE
Adieu, Myrtil!
MYRTIL, à Rosalinde.
Est-ce à jamais?
SYLVANDRE, à Chloris.
C'est pour toujours!
ROSALINDE
Adieu, Myrtil!
CHLORIS
Adieu, Sylvandre!
(Sortent Sylvandre et Rosalinde).
SCÈNE VII
MYRTIL, CHLORIS
CHLORIS
C'est donc que vous avez de l'amour à revendre
Pour, le joug d'une amante irritée écarté,
Vous tourner aussitôt vers ma faible beauté?
MYRTIL
Croyez-vous qu'elle soit à ce point offensée?
CHLORIS
Qui? ma beauté?
MYRTIL
Non. L'autre...
CHLORIS
Ah!--J'avais la pensée
Bien autre part, je vous l'avoue, et m'attendais
A quelque madrigal un peu compliqué, mais
Sans doute, vous voulez parler de Rosalinde
Et de courroux auquel son coeur crispé se guinde...
N'en doutez pas, elle est vexée horriblement.
MYRTIL
En êtes-vous bien sûre?
CHLORIS
Ah! ça, pour un amant
Tout récemment élu, sur sa chaude supplique
Encore! et clans un tel concours mélancolique
Malgré qu'un tant soit peu plaisant d'événements,
Ne pouvez-vous pas mieux employer les moments
Premiers de nos premiers amours, ô cher Thésée,
Qu'à vous préoccuper d'Ariane laissée?
--Mais taisons cela, quitte à plus lard en parler.--
Eh oui, là je vous jure, à ne vous rien céler,
Que Rosalinde éprise encor d'un infidèle,
Trépigne, peste, enrage, et sa rancoeur est telle
Qu'elle m'en a pris mon Sylvandre de dépit.
MYRTIL
Et vous regrettez fort Sylvandre?
CHLORIS
Mal lui prit,
Que je crois, de tomber sur votre ancienne amie?
MYRTIL
Et pourquoi?
CHLORIS
Faux naïf! je ne le dirai mie,
MYRTIL
Mais regrettez-vous fort Sylvandre?
CHLORIS
M'aimez-vous,
Vous?
MYRTIL
Vos yeux sont si beaux, votr
Théodore de Banville.
PERSONNAGES:
MYRTIL
SYLVANDRE
ROSALINDE
CHLORIS
MEZZETIN
GORYDON
AMINTE
BERGERS, MASQUES.
La scène se passe dans un parc de Wateau, vers une fin
d'après-midi d'été.
Une nombreuse compagnie d'hommes et de femmes est
groupée, en de nonchalantes attitudes, autour d'un chanteur
costumé en Mezzetin, qui s'accompagne doucement sur une
mandoline.
SCÈNE I
MEZZETIN, chantant.
Puisque tout n'est rien que fables,
Hormis d'aimer ton désir,
Jouis vite du loisir
Que te font des dieux affables.
Puisqu'à ce point se trouva
Facile ta destinée,
Puisque vers toi ramenée
L'Arcadie est proche,--va!
Va! le vin dans les feuillages
Fait éclater les beaux yeux
Et battre les coeurs joyeux
A l'étroit sous les corsages...
CORYDON
A l'exemple de la cigale nous avons
Chanté...
AMINTE
Si nous allions danser?
Tous, moins Myrtil, Rosalinde, Sylvandre et Chloris.
Nous vous suivons!
(Ils sortent à l'exception des mêmes.)
SCÈNE II
MYRTIL, ROSALINDE, SYLVANDRE, CHLORIS
ROSALINDE, à Myrtil.
Restons.
CHLORIS, à Sylvandre.
Favorisé, vous pouvez dire l'être:
J'aime la danse à m'en jeter par la fenêtre,
Et si je ne vais pas sur l'herbette avec eux,
C'est bien pour vous!
(Sylvandre la presse.)
Paix là! Que vous êtes fougueux!
(Sortent Sylvandre et Chloris.)
SCÈNE III
MYRTIL, ROSALINDE
ROSALINDE
Parlez-moi.
MYRTIL
De quoi voulez-vous donc que je cause?
Du passé? Cela vous ennuierait, et pour cause.
Du présent? A quoi bon, puisque nous y voilà?
De l'avenir? Laissons en paix ces choses-là!
ROSALINDE
Parlez-moi du passé.
MYRTIL
Pourquoi?
ROSALINDE
C'est mon caprice.
Et fiez-vous à la mémoire adulatrice
Qui va teinter d'azur les plus mornes jadis
Et masque les enfers anciens en paradis.
MYRTIL
Soit donc! J'évoquerai, ma chère, pour vous plaire,
Ce morne amour qui fut, hélas! notre chimère,
Regrets sans fin, ennuis profonds, poignants remords,
Et toute la tristesse atroce dos jours morts;
e dirai nos plus beaux espoirs déçus sans cesse,
Ces deux coeurs dévoués jusques à la bassesse
Et soumis l'un à l'autre, et puis, finalement,
Pour toute récompense et tout remerciement,
Navrés, martyrisés, bafoués l'un par l'autre,
Ma folle jalousie étreinte par la vôtre,
Vos soupçons complétant l'horreur de mes soupçons,
Toutes vos trahisons, toutes mes trahisons!
Oui, puisque ce passé vous flatte et vous agrée.
Ce passé que je lis tracé comme à la craie
Sur le mur ténébreux du souvenir, je veux,
Ce passé tout entier, avec ses désaveux
Et ses explosions de pleurs et de colère,
Vous le redire, afin, ma chère, de vous plaire!
ROSALINDE
Savez-vous que je vous trouve admirable, ainsi
Plein d'indignation élégante?
MYRTIL, irrité.
Merci!
ROSALINDE
Vous vous exagérez aussi par trop les choses.
Quoi! pour un peu d'ennui, quelques heures moroses,
Vous lamenter avec ce courroux enfantin!
Moi je rends grâce au dieu qui me fit ce destin
D'avoir aimé, d'aimer l'ingrat, d'aimer encore
L'ingrat qui tient de sots discours, et qui m'adore
Toujours, ainsi, qu'il sied d'ailleurs en ce pays
De Tendre. Oui! Car malgré vos regards ébahis
Et vos bras de poupée inerte, je suis sûre
Que vous gardez toujours ouverte la blessure
Faite par ces yeux-ci, boudeur, à ce coeur-là.
MYRTIL, attendri.
Pourtant le jour où cet amour m'ensorcela
Vous fut autant qu'à moi funeste, mon amie.
Croyez-moi, réveiller la tendresse endormie,
C'est téméraire, et mieux vaudrait pieusement
Respecter jusqu'au bout son assoupissement
Qui ne peut que finir par la mort naturelle.
ROSALINDE
Fou! par quoi pouvons-nous vivre, sinon par elle?
MYRTIL, sincère.
Alors, mourons!
ROSALINDE
Vivons plutôt! Fût-ce à tout prix!
Quant à moi, vos aigreurs, vos fureurs, vos mépris,
Qui ne sont, je le sais, qu'un dépit éphémère,
Et cet orgueil qui rend votre parole amère,
J'en veux faire litière à mon amour têtu,
Et je vous aimerai quand même, m'entends-tu?
MYRTIL
Vous êtes mutinée...
ROSALINDE
Allons, laissez-vous faire!
MYRTIL, cédant.
Donc, il le faut!
ROSALINDE
Venez cueillir la primevère
De l'amour renaissant timide après l'hiver.
Quittez ce front chagrin, souriez comme hier
A ma tendresse entière et grande, encor qu'ancienne!
MYRTIL
Ah! toujours tu m'auras mené, magicienne!
(Ils sortent. Rentrent Sylvandre et Chloris.)
SCÈNE IV
SYLVANDRE, CHLORIS
CHLORIS, courant.
Non!
SYLVANDRE
Si!
CHLORIS
Je ne veux pas...
SYLVANDRE, la baisant sur la nuque.
Dites: je ne veux plus!
(La tenant embrassée.)
Mais voici, j'ai fixé vos voeux irrésolus
Et le milan affreux tient la pauvre hirondelle.
CHLORIS
Fi! l'action vilaine! Au moins rougissez d'elle!
Mais non! Il rit, il rit!
(Pleurnichant pour rire.)
Ah, oh, hi, que c'est mal!
SYLVANDRE
Tarare! mais le seul état vraiment normal,
C'est le nôtre, c'est, fous l'un de l'autre, gais, libres,
Jeunes, et méprisant tous autres équilibres
Quelconques, qui ne sont que cloche-pieds piteux,
D'avoir deux coeurs pour un, et, chère âme, un pour deux!
CHLORIS
Que voilà donc, Monsieur l'amant, de beau langage!
Vous êtes procureur ou poète, je gage,
Pour ainsi discourir, sans rire, obscurément.
SYLVANDRE
Vous vous moquez avec un babil très charmant,
Et me voici deux fois épris de ma conquête:
Tant d'éclat en vos yeux jolis, et dans la tête
Tant d'esprit! Du plus fin encore, s'il vous plaît.
CHLORIS
Et si je vous trouvais par hasard bête et laid,
Fier conquérant fictif, grand vainqueur en peinture?
SYLVANDRE
Alors, n'eussiez-vous pas arrêté l'aventure
De tantôt, qui semblait exclure tout dégoût
Conçu par vous, à mon détriment, après tout?
CHLORIS
O la fatuité des hommes qu'on n'évince
Pas sur-le-champ! Allez, allez, la preuve est mince
Que vous invoquez là d'un penchant présumé
De mon coeur pour le vôtre, aspirant bien-aimé.
--Au fait, chacun de nous vainement déblatère
Et, tenez, je vais dire mon caractère,
Pour qu'étant à la fin bien au courant de moi
Si vous souffrez, du moins vous connaissiez pourquoi,
Sachez donc...
SYLVANDRE
Que je meure ici, ma toute belle,
Si j'exige...
CHLORIS
--Sachez d'abord vous taire.--Or celle
Qui vous parle est coquette et folle. Oui, je le suis.
J'aime les jours légers et les frivoles nuits;
J'aime un ruban qui m'aille, un amant qui me plaise,
Pour les bien détester après tout à mon aise.
Vous, par exemple, vous, Monsieur, que je n'ai pas
Naguère tout à fait traité de haut en bas,
Me dussiez-vous tenir pour la pire pécore,
Eh bien, je ne sais pas si je vous souffre encore!
SYLVANDRE, souriant.
Dans le doute...
CHLORIS, coquette, s'enfuyant.
«Abstiens-toi», dit l'autre. Je m'abstiens.
SYLVANDRE, presque naïf.
Ah! c'en est trop, je souffre et je m'en vais pleurer.
CHLORIS, touchée, mais gaie.
Viens,
Enfant, mais souviens-toi que je suis infidèle
Souvent, ou bien plutôt, capricieuse. Telle
Il faut me prendre. Et puis, voyez-vous, nous voici
Tous deux bien amoureux,--car je vous aime aussi,--
Là! voilà le gros mot lâché! Mais...
SYLVANDRE
O cruelle
Réticence!
CHLORIS
Attendez la fin, pauvre cervelle.
Mais, dirai-je, malgré tous nos transports et tous
Nos serments mutuels, solennels, et jaloux
D'être éternels, un dieu malicieux préside
Aux autels de Paphos--
(Sur un geste de dénégation de Sylvandre.)
C'est un fait--et de Gnide.
Telle est la loi qu'Amour à nos coeurs révéla.
L'on n'a pas plutôt dit ceci qu'on fait cela.
Plus tard on se repend, c'est vrai, mais le parjure
A des ailes, et comme il perdrait sa gageure
Celui qui poursuivrait un mensonge envolé!
Qu'y faire? Promener son souci désolé,
Bras ballants, yeux rougis, la têle décoiffée,
A travers monts et vaux, ainsi qu'une autre Orphée,
Gonfler l'air de soupirs et l'Océan de pleurs
Par l'indiscrétion de bavardes douleurs?
Non, cent fois non! Plutôt aimer à l'aventure
Et ne demander pas l'impossible à Nature!
Nous voici, venez-vous de dire, bien épris
L'un et l'autre, soyons heureux, faisons mépris
De tout ce qui n'est pas notre douce folie!
Deux coeurs pour un, un coeur pour deux... je m'y rallie,
Me voici vôtre, tienne!... Êtes-vous rassuré?
Tout à l'heure j'avais mille fois tort, c'est vrai,
D'ainsi bouder un coeur offert de bonne grâce,
Et c'est moi qui reviens à vous, de guerre lasse.
Donc aimons-nous. Prenez mon coeur avec ma main,
Mais, pour Dieu, n'allons pas songer au lendemain,
Et si ce lendemain doit ne pas être aimable,
Sachons que tout bonheur repose sur le sable,
Qu'en amour il n'est pas de malhonnêtes gens,
Et surtout soyons-nous l'un à l'autre indulgents.
Cela vous plaît?
SYLVANDRE
Cela me plairait si...
SCÈNE V
LES PRÉCÉDENTS, MYRTIL
MYRTIL, survenant.
Madame
A raison. Son discours serait l'épithalame
Que j'eusse proféré si...
CHLORIS
Cela fait deux «si»,
C'est un de trop.
MYRTIL, à Chloris.
Je pense absolument ainsi
Que vous.
CHLORIS, à Sylvandre.
Et vous, Monsieur?
SYLVANDRE
La vérité m'oblige...
CHLORIS, au même.
Et quoi, monsieur, déjà si tiède!
MYRTIL, à Chloris.
L'homme-lige
Qu'il vous faut, ô Chloris. c'est moi...
SCÈNE VI
LES PRÉCÉDENTS, ROSALINDE
ROSALINDE, survenant.
Salut! je suis
Alors, puisqu'il le faut décidément, depuis
Tous ces étonnements où notre coeur se joue,
A votre chariot la cinquième roue.
(A Myrtil.)
Je vous rends vos serments anciens et les nouveaux
Et les récents, les vrais aussi bien-que les faux.
MYRTIL, au bras de Chloris et protestant
comme par manière d'acquit.
Chère!
ROSALINDE
Vous n'avez pas besoin de vous défendre,
Car me voici l'amie intime de Sylvandre.
SYLVANDRE, ravi, surpris et léger.
O doux Charybde après un aimable Scylla!
Mais celle-ci va faire ainsi que celle-là
Sans doute, et toutes deux, adorables coquettes
Dont les caprices sont bel et bien des raquettes,
Joueront avec mon coeur, je le crains, au volant.
CHLORIS, à Sylvandre.
Fat!
ROSALINDE, au même.
Ingrat!
MYRTIL, au même.
Insolent!
SYLVANDRE, à Myrtil.
Quand à cet «insolent»,
Ami cher, mes griefs sont au moins réciproques,
Et, s'il est vrai que nous te vexions, tu nous choques.
(A Rosalinde et à Chloris.)
Mesdames, je suis votre esclave à toutes deux,
Mais mon coeur qui se cabre aux chemins hasardeux
Est un méchant cheval réfractaire à la bride,
Qui devant tout péril connu s'enfuit, rapide,
A tous crins, s'allât-il rompre le col plus loin.
(A Rosalinde.)
Or, donc, si vous avez, Rosalinde, besoin
Pour un voyage au bleu pays des fantaisies
D'un franc coursier, gourmand de provendes choisies
Et quelque peu fringant, mais jamais rebuté,
Chevauchez à loisir ma bonne volonté.
MYRTIL
La déclaration est un tant soit peu roide,
Mais, bah! chat échaudé craint l'eau, fût-elle froide,
(A Rosalinde)
N'est-ce pas, Rosalinde, et vous le savez bien,
Que ce chat-là surtout, c'est moi.
ROSALINDE
Je ne sais rien.
MYRTIL
Et puisqu'en ce conflit où chacun se rebiffe
Chloris aussi veut bien m'avoir pour hippogriffe
De ses rêves devers la lune ou bien ailleurs,
Me voici tout bridé, couvert d'ailleurs de fleurs
Charmantes aux odeurs puissantes et divines
Dont je sentirai tôt ou lard les épines,
(A Chloris)
Madame, n'est-ce pas?
CHLORIS
Taisez-vous et m'aimez.
Adieu, Sylvandre!
ROSALINDE
Adieu, Myrtil!
MYRTIL, à Rosalinde.
Est-ce à jamais?
SYLVANDRE, à Chloris.
C'est pour toujours!
ROSALINDE
Adieu, Myrtil!
CHLORIS
Adieu, Sylvandre!
(Sortent Sylvandre et Rosalinde).
SCÈNE VII
MYRTIL, CHLORIS
CHLORIS
C'est donc que vous avez de l'amour à revendre
Pour, le joug d'une amante irritée écarté,
Vous tourner aussitôt vers ma faible beauté?
MYRTIL
Croyez-vous qu'elle soit à ce point offensée?
CHLORIS
Qui? ma beauté?
MYRTIL
Non. L'autre...
CHLORIS
Ah!--J'avais la pensée
Bien autre part, je vous l'avoue, et m'attendais
A quelque madrigal un peu compliqué, mais
Sans doute, vous voulez parler de Rosalinde
Et de courroux auquel son coeur crispé se guinde...
N'en doutez pas, elle est vexée horriblement.
MYRTIL
En êtes-vous bien sûre?
CHLORIS
Ah! ça, pour un amant
Tout récemment élu, sur sa chaude supplique
Encore! et clans un tel concours mélancolique
Malgré qu'un tant soit peu plaisant d'événements,
Ne pouvez-vous pas mieux employer les moments
Premiers de nos premiers amours, ô cher Thésée,
Qu'à vous préoccuper d'Ariane laissée?
--Mais taisons cela, quitte à plus lard en parler.--
Eh oui, là je vous jure, à ne vous rien céler,
Que Rosalinde éprise encor d'un infidèle,
Trépigne, peste, enrage, et sa rancoeur est telle
Qu'elle m'en a pris mon Sylvandre de dépit.
MYRTIL
Et vous regrettez fort Sylvandre?
CHLORIS
Mal lui prit,
Que je crois, de tomber sur votre ancienne amie?
MYRTIL
Et pourquoi?
CHLORIS
Faux naïf! je ne le dirai mie,
MYRTIL
Mais regrettez-vous fort Sylvandre?
CHLORIS
M'aimez-vous,
Vous?
MYRTIL
Vos yeux sont si beaux, votr
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