La Divine Epopee11

Cependant en tumulte, au cri du Souverain,
Venait de s’assembler l’infernal sanhédrin.

Lorsqu’un brandon sauvage est tombé dans les herbes,
Renaissantes moissons des savanes superbes,
L’incendie, hydre immense, hydre aux replis rampants,
Emprisonne, en ses feux, la fuite des serpents ;
Avec des sifflements quelquefois il se dresse ;
Dans ses grands nœuds de flamme étouffe la tigresse ;
S’allume au cou soyeux du buffle noir qui fuit :
La torche mugissante épouvante la nuit.
Il va saisir en l’air, bondissante famille,
Les jaguars tachetés dont la robe pétille ;
11 parsème le ciel de blafardes rougeurs,
D’où les vautours, pareils à des oiseaux plongeurs,
Viennent sonder, cherchant une mourante proie,
Cette ondoyante mer dont la vague flamboie.
Tout brûle, et l’incendie aux changeantes couleurs,
S’abreuve de rosée au calice des Heurs ;
Et les hauts cèdres blancs, les baobads difformes,
La pyramide en feu des dragonniers énormes,
Flambantes majestés de ces fumants déserts,
Vont tarir le nuage à la cime des airs.

Tels, les princes maudits dans les brûlantes salles,
Lèvent, géants de feu, leurs têtes colossales.
Les uns viennent gravir, fiers d’un titre imposteur,
Un trône dont leur crime a donné la hauteur ;
Et trouvant leur grandeur dans leur supplice même,
Montent avec orgueil à leur rang d’anathème.
D’autres se sont assis sous les lâches drapeaux
Dont une trahison leur conquit les lambeaux ;
Des perfides couleurs ils cachent leur supplice,
L’infamie à leur front tient lieu de cicatrice.
D’autres, prêtres menteurs, s’amoncellent, placés
Sur de fumants débris de temples renversés.
lit tous ces chefs hurlants, féodale anarchie,
Pour être les premiers de leur hiérarchie,
Se grandissent, jaloux de tout forfait rival,
Dans l’inégalité de l’empire du mal.
Et cependant chacun en frémissant se range
Sous l’homme couronné qui détrôna l’archange.

Au milieu d’un lac rouge et de feux écumant,
On lui jeta, pour trône, un mont de diamant
Porté par douze rois de l’enfer, qui sur terre
Avaient caché le meurtre en leur pourpre adultère.
Leur diadème d’or, de pointes hérissé,
S’enfonce dans leur front, d’un poids plus lourd pressé,
Quand le maître, écrasant les gémissantes arches,
Pose son pied de fer sur les trois mille marches.
C’est lui ; dans sa hauteur il se dresse puissant.
Des douze fronts de roi douze fleuves de sang
Commencent à couler le long des flancs immondes,
Et du rouge océan rafraîchissent les ondes.
Ainsi Napoléon ébranlait de son poids
Son trône, que portaient aussi des fronts de rois :
Humbles rois, à ses pieds, pâles du rang suprême,
Dont ses durs éperons rayaient le diadème,
Et qui, tous prosternés sous le fardeau géant,
Gardaient, avec terreur, leur niveau de néant !!!

Mais sur le sanhédrin qui s’agite et bouillonne,
Soudain, d’un vol bruyant, le grand sphynx tourbillonne,
Et vient s’abattre au bord de ce lac rougissant,
Dont ses quatre ailes d’aigle ont fait jaillir le sang.
« Écoute, Idaméel, dit le triple fantôme ;
« J’ai fait, trois fois sept fois, le tour de ton royaume
« Pour rencontrer ce Christ que vous déifiez.
« Quelques sentiers gardaient la trace de ses pieds,
« Mais les miens y laissaient une empreinte plus forte.
« Où donc est-il ? — plus loin,— me disait la mer Morte.
« Où donc est-il ? — plus loin,—disaient les murs de Bel,
« Et Sodome, et Gomohrre, et la tour de Babel.
« — Plus haut, — disaient les monts tremblant à mes approches,
« Dont mes ongles d’airain déracinaient les roches.
« — Cherche encor, — me disaient les volcans qu’éteignait
« La sueur de lion dont le flot me baignait.
« — Cherche encor, — répétaient les neuf cintres de flamme
« Dont l’éclat pâlissait sous mes deux yeux de femme.
« Enfin je le découvre ; et pour premier affront,
« Mes pieds ont remué la cendre de son front.
« Mes flancs triomphateurs ont brisé sa poitrine ;
« Pour mesurer le Dieu, j’ai foulé sa ruine !
« Si devant ses pareils on fléchit les genoux,
« Combien faut-il de Dieux, pour combattre un de nous !
« Comme une feuille errante arrachée à sa tige,
« Je l’ai livré mourant au spectre du vertige ;
« Et je l’ai dépouillé de ce masque trompeur,
« De ce titre inventé pour absoudre la peur.
« Non, il n’est plus de Christ, plus de Dieu ; j en atteste
« Ceux qui vinrent creuser son sépulcre céleste.
« Dans l’abîme conquis à ton ambition,
« Pourquoi jeter toujours ces rêves de Sion,
« Idaméel ? pourquoi suspendre sur nos têtes
« Ce Dieu dont l’ombre immense obscurcirait nos fêtes ?
« L’espace délivré ne renferme que nous.
« Secouons le fardeau du fantôme jaloux,
« Et que, grandi d’orgueil, tout l’enfer s’abandonne
« Aux voluptés du mal que l’éternité donne. »

Alors tous : —Plus de Ciel, plus de Christ, plus de Dieu
Ils se sont élancés de leurs stalles de feu,
Traînant de leur supplice un lambeau pour parure.
La rumeur passe et court de torture en torture ;
Et dans leur folle joie apparaît leur douleur,
Crocodile endormi dans la savane en fleur.
Partout vole et s’étend l’athéisme farouche,
Monstre à l’aile inégale, au front bas, à l’œil louche,
Le seul que dans ses flancs l’enfer n’ait point produit !
Monstre né du chaos amoureux de la nuit.
Et les douze grands rois, saignant sous leur couronne,
Que de ses flots pesants le lac rouge environne,
Ébranlent sur leur tête, en reniant le ciel,
Le mont de diamant qui porte Idaméel.
Il frémit, et son pied bat le mont qui chancelle :
Un flot de sang plus noir du front des rois ruisselle.
Son geste impérial, puissant, démesuré,
S’étend sur ses sujets ; son regard acéré
S’enfonce au cœur du sphinx ainsi qu’un fer de lance,
Et son cri foudroyant ramène le silence ;
Comme un bruyant orage en fureur déchaîné,
Par un coup de tonnerre est souvent terminé.

Quand la France en travail, et croyant grandir l’homme,
Se déchirait les flancs pour accoucher de Rome,
Ou venait, en champ clos, sous ses drapeaux flottants,
Jeter son gant de fer au spectre des vieux temps ;
Quand les pouvoirs tombaient, pour laisser la parole
Monter impératrice au nouveau capitole,
Et que son sceptre lourd, sur les peuples courbé,
Pesait plus à lui seul que tous les rois tombés ;
Au moderne Forum, quand des voix plébéiennes
Venaient entre-choquer leurs fureurs citoyennes ;
Quand Septembre de loin montrait ses deux bras nus,
Mirabeau dominait tous ces dieux parvenus.
Son souffle d’orateur emportait les couronnes ;
Du poids de la tribune il écrasait les trônes !
Retentissante encor de son long cri plaintif,
La Bastille croulait sous son ancien captif.
Lion démuselé, de sa tête arrogante
Sa fureur hérissait la crinière éloquente.
Sur l’orageux troupeau son ongle s’appuyait.
La foule palpitait muette… On le voyait
Heurtant tous les pouvoirs, démolis pierre à pierre,
Blesser du même bond Louis et Robespierre.
Masque cyclopéen de ce multiple acteur,
Sa laideur formidable ajoute à sa hauteur.
Comme son front rayé de coutures profondes,
Du soc de sa parole il labourait deux mondes.
Pensif, il gravissait sans nul chemin frayé,
Des jeunes libertés le mont si foudroyé !
Et pour une moisson haute de cent coudées,
Semait, sous leur volcan, le grain de ses idées.
Et déjà, d’une main faite à ces durs travaux,
De quinze siècles morts déracinant les os,
Élargissait de l’autre, au bruit de sa victoire,
L’orbite incalculée où vient tourner l’histoire.
La révolution, sur son char triomphant,
Mère soumise encore à ce terrible enfant,
Pour en faire jaillir un lait puissant comme elle,
Avec des cris d’amour lui livrait sa mamelle.
Son œil du siècle en marche illuminait l’élan.
Joignant, pour les lancer contre un monde croulant,
Le roc de la colère aux dards de l’ironie,
L’avenir, comme un temple, habitait son génie ;
Et de ce Dieu tonnant reconnaissant les lois,
Se suspendait lui-même aux foudres de sa voix.

Ainsi d’Idaméel la voix puissante tonne.
Plus vite qu’un rameau sous l’ouragan d’automne,
L’enfer s’est incliné : « Chefs, princes., rois du mal,
« Vous osez nier Dieu devant son seul rival !
« Vous osez nier Dieu, regardez où vous êtes :
« A travers l’infini son pied meurtrit vos têtes.
« Le chaos ne peut rien pour amorti]- ses coups,
« Il faut mon diadème entre sa foudre et vous.
« J’ai reconnu son fils ; il vient, royal otage,
« De son nom, parmi nous, égarer l’héritage.
« Qu’un bandeau de tourments couronne son amour,
« Et de son front de Dieu neuf fois fasse le tour !
« Cessez d’humilier mes victoires prochaines
« En rabaissant son sceptre au niveau de vos chaînes :
« La chaîne de Satan à peine suffira
« A serrer, sur ses flancs, le nœud qui l’étreindra !
« Car c’est le Christ, vous dis-je… Anne, Philon, Caïphe,
« Du temple aux sept flambeaux toi ténébreux pontife,
« Relisez sa sentence, et puis allez tous trois
« D’un rocher des enfers lui tailler une croix,
« Dont l’immense hauteur rapproche la victime
« Du ciel qu’elle a quitté pour visiter l’abîme ;
« Une croix, s’élançant de nos gouffres de feu,
« Taillée à la largeur des épaules du Dieu.
« Rendons-lui les honneurs qu’il obtint sur la terre,
« Et pour que rien ne manque au bienheureux mystère,
« Chargeons le sol maudit, avant sa passion,
« D’un Golgotha pareil à celui de Sion.
« Pour la fête sans fin qu’à ce Dieu je destine,
« Évoquons les palmiers en fleurs de Palestine ;
« De son temple aux enfers rallumons les trépieds,
« Que le même Cédron vienne laver ses pieds,
« Et donnons à sa croix ce splendide accessoire,
« De sa Jérusalem cadavre dérisoire !!!
« A l’œuvre, enfants du mal !… »

Et tous à flots pressés,
Pour le grand sacrilège en tumulte élancés,
Remuant, déchirant, déplaçant les entrailles
Du sol, d’où va sortir ce spectre de murailles,
D’une lave qui fume en tracent les contours.
Judas baise la place où jailliront ses tours.
Judas donne les plans des remparts que son crime
Au fond de sa mémoire à larges traits imprime ;
Déicide architecte, il marque chaque lieu :
Il vend Jérusalem, comme il vendit son Dieu !!!
Sa trahison avare aux enfers persévère.
On roule un mont plaintif que l’on taille en calvaire ;
Et Moloch vient rasseoir, dieu qui reprend son nom,
Sa majesté d’airain sur les rochers d’Hinnon.
Le Moria s’élève, et d’impures piscines
Abreuvent de poisons les profondes racines
Des pâles oliviers immobiles, de peur
D’effacer sur leurs troncs les gouttes de sueur.
Siloé de David ! tu gardes dans tes sables
Du psaume échevelé les pleurs intarissables !
Cénacle de l’agneau, tu te dresses, chargé
Du froment rédempteur par l’apôtre outragé !
On peuple de tombeaux la funèbre vallée.
Un démon vient jeter sur la roche ébranlée,
La tour d’Antonia qu’il porte dans sa main,
Et qu’assiégea trois jours tout l’empire romain.
Prends, ô Jérusalem, la pâleur de ta fête !
L’ombre du grand drapeau des maudits, sur ta tête,
Se balance, depuis la porte de Rama
Jusqu’aux rouges sillons du champ Haceldama.
Avec tes murs privés de dieu, de sanctuaire,
Toi, des miracles morts gigantesque ossuaire,
Apparais dans l’abîme en toutes tes douleurs,
Forme autour de tes flancs un Cédron de tes pleurs !
Comme si sur ses bords, devait, lugubre amie,
Venir s’asseoir en deuil l’ombre de Jérémie…

Mais tandis qu’on relève et tes tours et tes monts,
Ton temple se refuse à l’œuvre des démons.
Plus ils tentent d’efforts, plus ses marbres qui roulent
Sur les noirs bâtisseurs en gémissant s’écroulent.
Alors Idaméel, hasardeux ouvrier,
Voulant au faîte sombre attacher son laurier,
Monte sur les débris qui trompent son attente ;
Frappe d’un pied de fer la ruine insultante,
Frappe encore, et soudain, un roc tout calciné,
Un mont de sept volcans dans l’ombre couronné,
En jaillit, et l’enfer dans leurs éclairs contemple
L’emblème foudroyant des sept flambeaux du temple.

Et cependant Jésus s’avançait, tout chargé
Des liens dont Satan venait d’être allégé.
Leurs nœuds, encor souillés du sang des meurtrissures,
De Lucifer au Christ transportent les blessures ;
Et rivés à ses bras avec un bruit plaintif,
La chaîne s’épouvante en changeant de captif.
« Salut ! Jérusalem, cité sainte et fatale !
« Cité que l’infini choisit pour capitale !
« Mon regard, sous ton deuil, te reconnaît toujours ;
« Voilà ! voilà la tombe où te dormis trois jours.
« Jérusalem ! ô toi qui mêlas ton mystère
« Et ton héros divin au drame de la terre,
« Jusque dans les enfers on veut nous réunir…
« L’homme sans ton passé n’eût pas. eu d’avenir,
« Car, sur les mêmes maux ensemble nous pleurâmes,
« Car ton livre céleste est le code des âmes ;
« Même lorsque ton front sous les fléaux ployait,
« Ta ruine était l’ancre où l’espoir s’appuyait !
« Nul siècle ne tombait dans l’éternité sombre
« Sans emprunter de toi sa lumière ou son ombre.
« Reine par un cercueil, au grand jour du remords
« Ton vallon sépulcral suffit à tous les morts : .
» Salut ! Jérusalem, toi, ma seconde mère,
« Toi, qui vins enfanter le Dieu sur le Calvaire.
« Que ton front était pâle et triste en ce moment,
« Et tout empreint de deuil pour ton enfantement !
« Mais aujourd’hui, plus pâle encore et plus glacée,
« Tu rouvres, dans la nuit, tes yeux de trépassée.
« Tu regardes mes fers en tressaillant d’effroi !
« N’es-tu pas préparée aux douleurs de ton roi ?
« Tu pleures dans l’abîme à côté de Gomorrhe :
« Remonte vers le ciel où mes élus encore
« Ranimeront pour toi les souffles odorants,
« T’ouvriront à genoux la blancheur de leurs rangs ;
« De tes pieds profanés essuieront la poussière
« Avec leurs cheveux d’or rayonnant de prière ;
« Te diront : — Parle-nous ; oh ! dis-nous s’il revient ;
« De ses anges aimés, dis-nous s’il se souvient.
« A-t-il beaucoup d’élus dans l’abîme, et d’apôtres
« A lui faire oublier l’amitié des douze autres ? —
« Et ma sœur Madeleine, avec un regard doux,
« Te dira : — Souffre-t-il comme autrefois pour nous ? —
« Et te voyant plaintive et sombre, mes phalanges
« Cacheront ta douleur sous leurs ailes d’archanges. »



Alors Idaméel : « Voilà Christ, fils de Dieu,
« Et Dieu lui-même ! .. » On vit un grand cercle de feu
Les entourer, semblable au cercle de magie
Que jette l’Émonide à la lune rougie.
On les vit s’aborder et se parler longtemps
Un langage muet pour tous les habitants
De la nuit, et que Dieu, du haut du trône austère,
Comprenait seul, penché vers l’abîme : mystère !!!
Et tandis qu’autour d’eux l’enfer vient s’amasser,
On entend sur leur front et gémir et passer
Deux voix qui s’unissaient dans des plaintes étranges.
L’une imprégnée encor de l’haleine des anges,
Descendait, répandant sur l’abîme profond
Les baumes d’un cœur pur qui s’embrase et se fond ;
L’autre, comme effrayée encor de la prière,
Plus triste que l’adieu de notre heure dernière,
Montait dans l’ombre ; et tous ignoraient quel accent
Dans l’accord solennel était le plus puissant.

Or ces deux voix priant, c’était (concert sublime !)
Sémida dans le ciel, Lucifer dans l’abîme ;
Qui, si loin l’un de l’autre et pourtant réunis,
Dans un même soupir joignaient deux infinis.


VOIX DE SÉMIDA, au Christ.

« Oh ! quand Idaméel de chaînes t’environne,
Lui seul est le captif, et le juge c’est toi.
Etends, pour le bénir, tes fers sur sa couronne,
Ton manteau de martyr sur sa pourpre de roi.


VOIX DE LUCIFER, à Idaméel.

De ta main de maudit c’est Dieu qu’il faut absoudre
Ou frapper ; lutte aveugle ! orgueil fallacieux ! .
Sur ses cheveux flottants tu balances la foudre,
Et ne t’aperçois pas qu’elle a brûlé tes yeux !


VOIX DE SÉMIDA, au Christ.

O doux palmier d’amour ! devant l’ouragan sombre
Épands ta chevelure embaumée au Carmel ;
Pour arrêter son vol, pour qu’il vienne à ton ombre,
Boire.tous les parfums de tes sept fleurs de miel.


VOIX DE LUCIFER, à Idaméel.

Ne déracine pas le palmier adorable,
Toute une éternité refleurit dans ce don !
Du désert de notre âme il féconde le sable ;
Ouragan, laisse-lui son rameau de pardon.


VOIX DE SÉMIDA, au Christ.

Agneau, que ta toison forme une blanche trame
Qui dans ses nœuds divins enlace Idaméel,
Et, filet lumineux, enveloppe son âme,
Comme une perle pure, et la rapporte au ciel !


VOIX DE LUCIFER, à Idaméel.

Idaméel, malheur ! le Christ se fait ta proie.
Lion royal, retiens tes lionceaux ardents ;
Avec leur Dieu captif n’amuse pas leur joie,
Sur les os de l’agneau n’aiguise pas leurs dents.


VOIX DE SÉMIDA, au Christ.

Maître, veux-tu l’encens, et l’or fin et la myrrhe ?
Oh ! prends du sombre roi les soupirs pour encens :
Que son cœur soit l’or pur qu’à tes pieds on admire ;
Ses pleurs, le baume amer, dernier des trois présents. »



Comme un grand pin, ployé, redressé par l’orage,
Bat tantôt le rocher et tantôt le nuage ;
Comme un vaisseau qui roule aux bonds des flots amers,
De sa quille, en plongeant, heurte le fond des mers,
Puis remontant avec la vague qui l’emporte
Retrouve dans les cieux la tempête plus forte’ ;
Ainsi dans son orage Idaméel plongé,
Flotte à toutes les voix dont il est assiégé. .
Que feras-tu, géant ? la vierge qu’une aurore,
Pour le printemps d’amour sur ton cœur fit éclore,
Sémida, voix qui chante un hymne de Sion,
Dans ton noir océan, comme un nid d’alcyon ;
Sémida, répétant, concert mélancolique !
Ton nom de criminel sur la lyre angélique,
A demandé ta grâce ; elle prie, elle attend…
Oh ! réponds par tes pleurs qu’Idaméel entend ;
Laisse tes pleurs, lavant ton âme ténébreuse,
Tarir au fond du ciel ceux de la bienheureuse.
Ne dis pas au soleil dont un rayon te luit :
— Je ne t’aperçois pas… Mes regards sont la nuit ! —
Idaméel !!! espoir trompeur, lutte impuissante…
Du rocher de l’orgueil la masse est trop pesante,
Faible athlète, et tu sens, sous ce fardeau d’airain,
Le germe du salut expirer dans ton sein,
Comme une nuit féconde en funérailles,
La mère sent son fruit mourir dans ses entrailles.
Une seconde fois tu viens de succomber.
L’aigle qui t’emportait te laisse retomber !
Il se change en vautour altéré de souffrance,
Interrompt vers le ciel son sillon d’espérance,
Et va se perdre au loin dans l’orage croissant,
Qui sur le Golgotha fera pleuvoir le sang.



Il fut une cité, Babel occidentale,
De l’empire du mal immonde capitale,
Qui, sous les pas vainqueurs de Jésus, autrefois,
Sur le sol calciné croulant de tout son poids,
Couvrit confusément de ses larges décombres
Trois royaumes entiers du monarque des ombres ;
Et là, dans un débris énorme, les démons
Vont tailler une croix égale aux plus grands monts ;
Egale à la hauteur de ce second mystère,
Fardeau qui changerait l’axe de notre terre.

Ainsi nous pénétrons dans les cités d’Isis,
Où sur l’autel tombé les siècles sont assis ;
Où le moindre fragment des débris qu’on admire
A toute la grandeur de Thèbe et de Palmyre :
Travaux d’un autre monde, et restes éclatants
—Dont chaque pierre enferme une énigme des temps.
Parmi ce vaste amas, chaos sans harmonie,
Mais d’où s’élance encor le soleil du génie,
Notre œil s’étonne, admire, hésite, et vient chercher
Le bloc qu’à son berceau nous voulons arracher.
Déjà l’Arabe en foule autour de lui s’amasse.
Luttant contre les dieux qui roulèrent sa masse,
Le fer, les madriers et les câbles noueux,
Bandelettes autour du débris monstrueux,
Emprisonnent la pierre en leurs plis endormie,
De gloire et de granit gigantesques momies.
Les flots jusqu’à ses flancs viennent de s’avancer ;
L’ancien dragon du Nil, la regardant passer,
S’indigne… il croit déjà voir, pour parer nos trônes,
Descendre vers la mer toutes ses Babylones ;
Et nous osons dresser l’obélisque immortel
Sur le lieu funéraire où manquait un autel.
O monarque martyr ! décapité célèbre !
Sésostris a sculpté ton monument funèbre ;
Pontife de la mort, de ses tombeaux lointains
Il t’envoie, à travers quatre mille ans éteints,
Un bloc cyclopéen pour marbre expiatoire ;
Et tu fais avec lui cet échange de gloire.
Ce granit te répond, vers ton ciel élancé,
D’un avenir de pleurs égal à son passé ;
Et ses signes, ses noms, splendeurs d’une poussière,
Néant superbe écrit sur des pages de pierre,
Se liront, épelés par l’ange du cercueil ;
Jamais plus grand trépas n’obtint un plus grand deuil.

Mais la croix infernale, avec effort taillée,
Gémit, et la victime attend agenouillée ;
On roule, sur ses reins, le fardeau rédempteur.
O croix ! sombre rocher, quelle est ta pesanteur !!!
Ton vieil hiéroglyphe et tes signes étranges
A toi, ce sont les noms des nations d’archanges
Qui donnèrent au mal sa couronne de roi ;
Effacés dans le ciel, ils sont gravés sur toi.
Ton vieil hiéroglyphe, et tes énigmes fortes,
Ce sont les noms maudits de tant de races mortes
Sur qui dans sa hideur le crime s’étala :
Livre que Josaphat, lettre à lettre, épela ;
Livre dont chaque signe est plus pesant qu’un monde !
Et que n’efface pas la sueur qui l’inonde ;
Et qui nous montre, ô Christ ! bien plus que toi brisés,.
L’ange et l’homme accroupis sur tes reins écrasés.

« Marche ! dit un démon, ton épaule a sa charge ;
« Sous ton pied de martyr la route est belle et large !
« Marche !!! que fais-tu donc immobile et voûté,
« Ainsi qu’un moissonneur sous sa gerbe d’été ?
« Avance, qu’attends-tu ? — J’attends mon diadème,
« Parce que je suis roi. — Tiens, place-le toi-même,
« Le voici… Pour baiser ton front échevelé
« Autour du cercle immense un serpent s’est roulé,
« Et retient dans ses nœuds, sur ta tête divine,
« L’âme d’un régicide au bout de chaque épine,
« Mais tu restes encor ployé sur le chemin
« Sans avancer… — J’attends qu’on me tende la main.
« Parce que je suis fils de l’homme… » Deux colombes
Dont la mort n’avait pas séparé les deux tombes,
Deux enfants blancs et doux, que Dante osa nommer ;
Qui seuls dans les enfers semblaient pouvoir aimer ;
Deux amants dont la terre a gardé la mémoire
Depuis qu’avec des pleurs il en traça l’histoire,
Vinrent en même temps ; car depuis leurs amours
D’un vol toujours égal ils se suivaient toujours.
Triste et comme étranger dans sa noire patrie,
Le jeune homme, penché vers le fils de Marie,
Aida de ses deux bras, pour soulever la croix,,
La victime si forte et si faible à la fois !
A celui qu’elle aimait, par la mort fiancée,
La jeune femme en pleurs, à sa gauche placée,
Prit son voile, et pendant le chemin douloureux
En essuya le front du pâle bienheureux ;
Et tous deux ont suivi, car leur foi persévère,
Jésus de Nazareth vers le mont du Calvaire.

Le Dieu marche… traçant vers la sombre hauteur,
De rocher en rocher son sentier rédempteur.
De tout le poids qu’il porte il pèse sur l’abîme ;
Il tombe trois fois… mais tandis que la victime
Fléchit, les deux enfants que l’on a vus venir,
Grandissent par degrés pour la mieux soutenir.
Il semble en ce moment, sous le poids qui le Messe,
Que la force de Dieu passe dans leur faiblesse ;
Et tous les deux alors l’adorent en priant.
Et l’on voit, comme un astre au front de l’orient,
De la rédemption l’aurore fraîche et pure,
Belle auréole d’or, poindre à leur chevelure.

Mais les démons… « Quel est dans ses premiers combats
« Ce Dieu dégénéré croulant à chaque pas,
« Ainsi qu’un faible enfant échappé de ses langes ?
« Tu ne peux marcher seul ! où sont tes fiers archanges ?
« Que fait ton père assis dans l’éternel repos ?
« Qu’il te rende ton sceptre à travers le chaos !
« Qu’il jette, pour sauver l’honneur de son image,
« Au porte-croix mourant ce bâton de voyage.
« Marche… le terme est proche ; il ne faut, roi du ciel,
« Que traverser l’empire où règne Idaméel.
« Jéhova, l’architecte, en conçut la structure,
« Sous son compas de fer en courba la ceinture,
H Et d’avance pour toi, dans ses doux jugements,
« Vint le semer d’aspics, le paver de tourments.
« Suis-nous… » Et des démons les lanières sifflantes,
Marquant les chairs du Dieu de morsures brûlantes,
Réveillaient, sous ses pas, dans leurs nids calcinés,
Les essaims fourmillants des pythons nouveau-nés.
Le céraste, l’éloppe et le noir amphisbène,
Embarrassant ses pieds de leurs grands nœuds d’ébène,
Ou buvant sur le sol les gouttes de son sang,
Sillonnaient de poisons le sentier gémissant,
Et la croix, et le mont retentissant d’oracles,
Qu’autrefois Jéhova sillonna de miracles.

Comme, dans une église, un hibou loin du nid,
Après avoir dormi sur un saint de granit,
Tournoie en éteignant la lampe sépulcrale
Qu’allume pour les morts la vieille cathédrale ;
Heurte le crucifix sous son vol inégal ;
S’abreuve de l’eau sainte au marbre baptismal ;
Et vient se balancer d’une aile appesantie
Jusque dans les rayons que Dieu donne à l’hostie ;
Tel, en avant du Christ, que son aile heurta,
Le grand sphinx- se balance au mont de Golgotha.

Sur les pas de l’athlète engagé dans la lice,
Les spectres surveillants de l’éternel supplice
Marchent de cercle en cercle ; et, voulant voir aussi,
Dressant plus haut leur front que la foudre a noirci,
Les villes de l’enfer se disent l’une à l’autre :
—Viens, ma sœur, viens, ma sœur, cette fête est la nôtre !
Et serrant à leurs flancs leur ceinture de tours
Où les siècles perchaient, tels que de grands vautours,
Se levant, s’agitant de leur base à leur faîte,
Comme des ossements au souffle du prophète,
Les treize noires sœurs s’arrachent pesamment
Du sol brûlé qui crie et s’entr’ouvre en fumant.
Elles viennent, laissant à nu leurs catacombes
Dont les morts réveillés n’habitent plus les tombes.
Leurs Kremlins ébranlés, et leurs dômes, penchant,
Novices voyageurs, chancellent en marchant ;
(Tels, lorsque des volcans la forte voix éclate,
Chancellent Ténériffe et les rocs de Ternate.)
On voit s’entre-choquer aux cintres de l’enfer
Leurs colonnes portant des éléphants de fer ;
Et sur les bas-reliefs, les rouges architraves,
Leurs aqueducs rompus laissent couler des laves ;
Et d’un pied basaltique affaissant les vieux monts,
Elles suivent de loin la course des démons.



Le Christ gravit toujours l’infernale colline.
Ainsi l’humanité sous son bandeau d’épine,
Noyée à chaque pas dans le torrent de pleurs
Qui surgit tout à coup du gouffre de douleurs,
Passe…. Au lieu de serpents, ses crimes pour entraves
De leurs nœuds venimeux pressent ses pieds esclaves ;
Et depuis le berceau le dard des passions
La déchire bien plus qu’un fouet de scorpions.
La triste flagellée, éternisant la lutte,
A son calvaire aussi monte de chute en chute ;
Tantôt les yeux au ciel, tantôt avec fureur
Croisant, pour le briser, ses deux bras sur son cœur,
Elle s’écrie : — O père !!! — et le juge en silence
La regarde marcher, la main sur sa balance.

La victime s’arrête, et pose au Golgotha
La croix qui doit porter le Dieu qui la porta.
On prend, pour l’y clouer, quatre clous déicides
Qu’on arrache du cœur de quatre parricides ;
Et bientôt les démons, sous le gibet ployés,
Pour dresser le supplice à grand bruit relayés.
Tendent leurs mille bras… Venez, sombres manœuvres,
Soulevez, s’il se peut, le fardeau de vos œuvres !
Gigantesque faiblesse, efforts toujours déçus !
Si vous êtes dessous, vos crimes sont dessus.

Et la croix qui montait terrible, et sur l’abîme
De l’un à l’autre enfer balançait la victime,
Retombe, et le roc tremble, et dans l’air gémissant
L’arc de la chute immense a ruisselé de sang !

Sur la tour de Babel, sinistre observatoire,
Le sphinx se pose et jette un rire de victoire,
Chaque fois que le mont, sous la chute ébranlé,
De ses dents de granit mord le Dieu mutilé ;
Et les treize cités se retournent béantes,
Du côté d’où leur vient la nuit des épouvantes.
Leurs basilics de bronze adossés aux piliers,
Par la spirale en feu des larges escaliers
S’élèvent jusqu’au faîte, et noires sentinelles,
Sur l’œil mourant du Christ attachent leurs prunelles.
Chaque siècle maudit, sur un dôme arrêté,
.Lance un cri d’anathème au Dieu précipité.
Les rois barbus, sculptés sur les tours octogones,
Le menacent du sceptre où dragons et gorgones
Sont venus, pour mieux voir, s’enlacer en réseau,
Et que l’éternité tailla sous son ciseau.
« Le voilà, disent-ils, l’exilé volontaire !
« Son martyre impuissant ne peut quitter la terre ;
« Et sans mouiller nos pieds, tout son sang aujourd’hui,
« Ne baigne qu’un rocher stérile comme lui !!! »

Et la croix qui montait terrible, et sur l’abîme
De l’un à l’autre enfer balançait la victime,
Retombe, et le roc tremble, et dans l’air gémissant
L’arc de la chute immense a ruisselé de sang.

Alors Christ, qu’à la fois du haut de leurs colonnes
Viennent de blasphémer les treize Babylones :
Et vers les deux enfants son regard s’est tourné.
Beaux enfants ! nouveau-nés de sa sainte présence,
Prenez le manteau blanc que portait l’innocence.
Adorez-le longtemps devant lui prosternés,
De son regard divin beaux enfants nouveau-nés !!!
Du père de famille assistez l’agonie ;
Votre tête si blonde et déjà si bénie,
Jusqu’au sol rédempteur en pleurant courbez-la.
Autrefois le disciple et l’amante étaient là ;
Il croira voir, trompé par votre front qui prie,
Pleurer, près de saint Jean, Madeleine-Marie,
Et de sa passion vous le reposerez
Par ce doux souvenir que vous rappellerez !

Et la croix qui montait terrible, et sur l’abîme
De l’un à l’autre enfer balançait la victime,
Retombe, et le roc tremble, et dans l’air gémissant
L’arc de la chute immense a ruisselé de sang.

Mais voulant à son tour que sa terreur rampante
S’affermisse aux remords, sous cette croix tombante,
Au pied du Golgotha voici venir Satan,
Qui, n’osant pas gravir le mont sublime, étend
Ses deux ailes en deuil, comme un drap funéraire
Déjà tout parsemé des gouttes du Calvaire.
« Irai-je aider le Dieu ? non… espoir décevant !…
« Je briserais la croix rien qu’en la soulevant !
« Moi de ma double chute âme préoccupée,
« Comme dans une lave en ses remords trempée ;
« Moi, Satan !!! premier-né de l’orgueil sépulcral ;
« Tigre sorti blessé des cavernes du mal ;
« Moi l’impur tentateur ; moi la grande couleuvre,
« De lassitude enfin abandonnant son œuvre.
« Et roulée autrefois, dans sa convulsion,
« Globe par globe, autour de la création ;
« Moi, disciple funèbre ; élu de l’anathème,
« Je crains d’anéantir l’amour, parce que j’aime.
« De ma plainte effrayé, je crains d’anéantir,
« En pleurant mes forfaits, jusques au repentir !!!
« Le repentir, en moi triste et tardif orage,
« Va paraître aux enfers portant ma seule image !
« Cachons-le dans mon cœur comme un Dieu profané,
« Comme un Dieu rougissant, de son temple étonné.
« Cachons-le dans mon cœur, gouffre aux replis sans nombre,
« Ce flambeau qui ne peut rayonner sous mon ombre !
« Cette fleur suspendue au rameau desséché,
« Ce fruit mûri mille ans sur un arbre arraché !
« Ce chaste repentir, leur seconde innocence,
« A ces deux beaux enfants laissons-en la puissance.
« Priez, pour Lucifer, aux pieds de votre roi,
« Je vous ai fait tomber, mes fils, relevez-moi :
« Vous êtes riches, grands et forts dans la prière,
« Enfants, faites déjà l’aumône à votre père.
« Le Christ vous exauce, oui ; ses yeux m’ont regardé !
« Du regard de Jésus, Satan est inondé ;
« Il a pleuré sur moi !… peuples du sombre gouffre,
« Il a pleuré sur moi !… rochers, monts, lacs de soufre,
« Tempêtes, noir chaos, répétez aujourd’hui
« Jusqu’aux portes du Ciel : — Il a pleuré sur lui !!! »

Et la croix qui montait terrible, et sur l’abîme
De l’un à l’autre enfer balançait la victime,
Retombe, et le roc tremble, et dans l’air gémissant
L’arc de la chute immense a ruisselé de sang.

L’abîme se consulte, et ses palais plus sombres
S’emplissent de l’horreur du silence et des ombres :
Silence entrecoupé de chutes de la croix,
Ténèbres dont l’airain n’égale pas le poids,
Les hydres qui traçaient leurs sillons de bitume,
Les stellions pourprés dont l’enfer boit l’écume,
Les anacandayas, les scytales hideux,
Voudraient fuir : les frayeurs s’enlacent autour d’eux ;
Et se dressant dans l’air, cette moisson vivante
Sur le mont martyr flotte au vent de l’épouvante.

Et les démons aussi, venus par nation
Vers le roc qui ne peut porter la passion,
Voudraient fuir…Mais leurs bras sous le poids invincible
Se roidissent d’eux-même à l’effort impossible ;
Et revenant sans cesse, et sans cesse abusé,
Sous les forfaits de tous chacun reste écrasé ;
Et ne peut plus quitter, à l’heure solennelle,
Cette croix qui se plaint de sa chute éternelle.
— Aide-moi, réprouvé, ce travail t’appartient,
Se disent-ils entre eux, son supplice est le tien. —
Les uns, spectacle affreux dont l’abîme s’étonne !
De leur front de rocher heurtent la croix qui tonne,
Sans espoir de briser, blasphémant sous l’affront,
Dans ce choc colossal ni la croix ni leur front.
D’autres, dont la fureur aiguisait les morsures,
Noyant le sang du Christ au sang de leurs blessures,
Se déchiraient entre eux ; mais tous ont murmuré
De voir Idaméel, d’un orage entouré,
Porter plus haut encor sur son front immobile
De son rang triomphai l’orgueil indélébile,
Tel qu’un chef dédaigneux qui, du haut d’un rempart,
Pour aider ses soldats n’enverrait qu’un regard.



Dans les cieux cependant, comme une fiancée
Sous l’œil du prêtre même à l’autel délaissée ;
Comme dans une éclipse un beau cygne égaré ;
Comme un chant de rameurs dans l’orage expiré,
La prière se tait, et se couvrant de voiles,
Laisse tomber sa harpe et sa palme d’étoiles ; .
Et Sémida qui croit, dans son cœur effrayé,
Le rachat des enfers à ce prix trop payé,
Dit aux élus penchés vers sa douleur austère :
— Pourquoi dans votre Éden ai-je pleuré la terre ? —
Les fleurs du Paradis cherchant Christ leur orgueil,
Se referment ainsi que des âmes en deuil.
Et dans tous ses rayons, chaque soleil palpite
En prenant le pâleur de l’ange qui l’habite.
Mais que sont maintenant les pâleurs du saint lieu,
Près du front couronné de la mère de Dieu !!!
La voilà défaillante ; et chaque sainte femme
Soutenant, à genoux, le fardeau de son âme,
Pour tromper sa douleur, essaie un hymne encor
En effeuillant les lys blancs sur ses cheveux d’or.
« — Oh ! silence ! écoutez, c’est la croix qui se brise.
« — Non, la mer de cristal qui tremble sous la brise.
« —C’est Jésus qui m’appelle, écoutez ses sanglots.
« —C’est la plainte d’un ange attardé sur les flots.
« — Je vois couler son sang de ses deux mains blessées !
« — Ce sont les fleurs de pourpre au palmier balancées.
« — C’est la voix du martyr, c’est le sacrifié,
« Ainsi que dans l’abîme en moi crucifié !
« Vous dont l’œil n’atteint pas jusques à son calice,
« Regardez dans mon cœur pour y voir le supplice !
« La croix retombe aussi sur ce vivant autel ;
« Elle fait de mes flancs un enfer maternel.
« Jéhova, Jéhova !!! »

Sur un signe du père,
Mille anges de la mort vers l’infernal calvaire
Volent, traçant au sein du chaos ébranlé
Le sillon flamboyant de l’astre échevelé.
Et soudain un nuage, une nuit vengeresse,
Qu’un spectre dans ses bras à longs plis roule et presse,
S’étend de Golgotha jusqu’aux rochers d’Hinnon :
C’était l’avant-coureur d’un large tourbillon.
Le tourbillon, heurtant cités et pyramides,
Comme un coursier pressé des éperons numides,
S’élance formidable, et le souffle inconnu
Laisse des monts chargés les ossements à nu ;
Ébranchant les forêts qui flottent sur leurs cimes,
Des rochers aux volcans, des volcans aux abîmes,
Il passe, et l’on dirait qu’ayant rompu ses fers
Le chaos voyageur traverse les enfers !
Des cercueils soulevés il disperse la poudre :
C’était l’avant-coureur terrible de la foudre
Qui parle aux réprouvés, et sur leur front proscrit
Fait gronder, en volant, le nom de Jésus-Christ ;
De la mer de bitume elle ébranle les îles ;
Jette un linceul d’éclairs aux cadavres des villes ;
Prête son cri tonnant à la voix du Dieu fort :
C’était l’avant-coureur des anges de la mort.
’Ils sont au Golgotha les mille anges fidèle ! ; .
Les dénions attentifs écoutent un bruit d’ailes ;
Mais ne peuvent rien voir, tant sur leur cécité
La réprobation jette d’obscurité.

Comme une jeune fille, au matin, sur la branche
Reporte les petits d’une colombe blanche,
Que le vent arracha de leur nid balancé ;
Ou d’un camélia par les autans blessé,
Trop frêle pour survivre aux souffles de l’orage,
Relève avec amour le douloureux feuillage ;
Et soutenant sa fleur aux reflets éclatants,
La tourne, pour mourir, du côté du printemps ;
Plus doucement encor, ceux dont les mains si pures
Peuvent toucher le Christ sans aigrir ses blessures,
Les anges de la mort, se cachant sous leur nuit,
Ont dressé l’arbre immense avec son divin fruit.
En regardant Jésus, dans leur pitié s’efface
La terreur que le juge imprima sur leur face.
Ils adorent ensemble, et puis leur vol neuf fois,
Tourne, comme un nuage, à l’entour de la croix :
Agitant lentement leurs six ailes muettes,
Deux pour voiler leurs pieds, deux pour voiler leurs têtes,
Et deux pour fendre l’air que la haine épaissit,
Et que leur ombre encor dans l’abîme obscurcit.
Ils adorent ensemble, et puis prennent leur place,
Les uns sur les sommets des larges monts de glace ;
Les autres vont s’asseoir, groupe plus menaçant,
Au trône impérial d’où le maître est absent.
Et des plus grands d’entre eux l’invisible milice,
S’arrête, prosternée, en face du supplice.

Idaméel, dont l’œil sur le Christ arrêté
Dans son ascension ne l’avait pas quitté :
« Je triomphe… plus fort que mes peuples ensemble,
« Avec le Dieu vaincu sur le mont noir qui tremble,
« Mon regard du supplice a dressé l’instrument.
« Ce n’est plus aujourd’hui ce vain crucifiment,
« Sacrifice qu’un jour et voit naître et consomme ;
« Où Dieu se rapetisse à la douleur de l’homme !
« Meurt d’un seul coup de lance, et fuyant ses bourreaux,
« Se retranche, contre eux, dans la paix des tombeaux !
« Ton immortalité de la nôtre rivale,
« O Jésus, t’a suivi sur la croix infernale ;
« Et ton corps douloureux, du trépas respecté,
« Nous fournira du sang pendant l’éternité :
« Pendant l’éternité, l’enfer qui le consacre,
« Dressant, toujours plus haut, ce plaintif simulacre ;
« Insultera tes maux d’affreux ricanements ;
« Et tu domineras l’empire des tourments.
« Chacun de nous, au sein des lamentables gouffres,
« Se croira délivré de l’enfer que tu souffres.
« Tous nos fleuves de flamme à tes pieds tournoieront.
« Les vautours de l’abîme, en cercle, sur ton front,
« Agitant, à grand bruit, l’orage de leurs ailes,
« Abreuveront leur soif dans tes chairs immortelles.
« Chaque goutte de sang, en tombant de ton cœur,
« Fera naître un fantôme égal à ma fureur ;
« Et tu vivras, brisé par des tourments sans trêve,
« Que le neuvième enfer inventa dans un rêve ;
« Et nos volcans luiront, rangés autour de toi,
« Comme pour les splendeurs d’une fête de roi.
» Leurs feux ceindront tes flancs ; l’éternelle tempête
« Aux deux bras de la croix balancera ta tête,
» Labourera ton corps de son brûlant sillon.
« Et moi, te surveillant du sein d’un tourbillon,
« Je viendrai m’assurer si, digne de l’abîme,
« Tu sais payer en Dieu ton tribut de victime,
« Si ton bandeau sanglant garde sa pesanteur ;
« Si ta croix d’agonie a toute sa hauteur !!! »

Il dit ; et tous les chefs des démons en tumulte ’
Ont envoyé leur joie au secours de l’insulte ;
A leur Idaméel des lauriers sont offerts :
Car on flatte les rois même au fond des enfers.
Mais, comme un vent de feu que le désert envoie,
Passe rapidement cet ouragan de joie.
La croix sombre est debout, rien ne la peut voiler :
Toutes les voix du sang commencent à parler.
La croix a dans les airs déployé la victime !
Elle égale en hauteur l’axe entier de l’abîme ;
Et l’on croit voir, avec tous leurs peuples errants,
Tourner sur cet appui les neuf cercles souffrants.



Esprit saint, soutiens-moi ; jamais ardent délire
N’osa porter si loin le regard de la lyre !!
Prophète de salut, jamais nul n’a chanté
Une douleur du Christ changeant l’éternité ;
Une douleur, créée invincible et féconde,
Avant l’ange et le ciel, avant l’homme et le monde,
Pour tout ce qui fléchit sans cesse combattant,
Et d’un calvaire à l’autre agrandie en montant.

Aux longs cris des vautours et des pâles orfraies,
La géhenne, à présent, vient boire aux quatre plaies :
Calices mesurés à ces gouffres de feu,
Larges coupes du vin où fermente le Dieu,
Et qui doivent, avant l’heure de délivrance,
Jeter à chaque enfer son fleuve d’espérance !
Coupes du Golgotha, rayonnante boisson,
Que verse de si haut le mourant échanson.
Sur ce peuple et ces rois, ces hydres et ces flammes,
Esprits, fantômes, corps, larves, archanges, âmes,
Qui regardaient la nuit et vivaient dans la mort,
Avant d’être attirés sur le seuil du remord.

Comme au trépas du Christ tressaillit notre terre,
Sous le flot qui le lave et qui le désaltère
Tressaille, en ses replis, l’infernal univers.
Un soupir confus sort des tombeaux entr’ouverts :
Il n’est pas la prière, il n’est pas le blasphème,
La voix qui dit—je hais, —ni la voix qui dit—j’aime.
Oh ! qu’avec ces longs bruits exhalés par milliers
Les échos de l’abîme étaient peu familiers !

Idaméel frémit en secouant lui-même
Le sang qui vient bénir son drapeau d’anathème.
Les sujets et le roi ne se comprennent plus.
Prêt à voir s’éclipser ses rêves absolus,
Il se souvient du monde et de son agonie ;
De cette heure en travail qui, domptant son génie,
Enfanta sous la main de la divinité
Et du bien et du mal la double éternité.
On vient lui disputer l’immuable héritage ;
Ses enfers souffrent moins, il souffre davantage !
Il appelle ses chefs, les range sous son œil,
Fait marcher devant eux la tour de son orgueil ;
Et lorsqu’au loin blanchit la nuit qui l’environne,
Sentant qu’à son beau front brûle encor sa couronne,
Il parle, il tonne, il lutte, il croit à son destin ;
Il domine du front cet orage incertain,
Et montant pour grandir sur des débris sans nombre,
Croyant que ces lueurs vont rentrer dans son ombre,
Semble élever encore, escorté par des rois,
L’éternelle révolte au niveau de la croix.

Mais déjà Lucifer, que la victime attire,
Jugeant à ses remords des progrès du martyre,
A gravi le rocher, mont de la passion,
Humide de clémence et de rédemption.
Foudroyé du Sina qui cherche le Calvaire,
Il ose le premier s’écrier en prière :
— Le sang coule ! — et soudain il ouvre à sa clarté
De ses ailes de feu le vol ressuscité.
Messager de pardon il va de cime en cime,
De cercueil en cercueil, jetant le cri sublime,
Jusqu’au plus sombre enfer, jusqu’aux murs du chaos,
De l’abîme qui gronde en armer les échos.
— Le sang coule ! — Ce cri traversant neuf royaumes,
Planant sur les cités qu’habitent les fantômes,
Passe, fuit, se prolonge et, triomphant appel,
Il balance à lui seul la voix d’Idaméel.
—Le sang coule ! — Ce cri, comme un coup de tonnerre,
Comme l’immense choc de mille chars de guerre,
Comme un fleuve heurté, comme le vol bruyant
Des mondes déréglés dans l’éther tournoyant,
Éclate ; et Lucifer revient, l’aile épuisée,
Recueillir, haletant, la sanglante rosée.

Les peuples stygiens, dans ce cri si puissant,
De leur premier monarque ont reconnu l’accent.
A sa tutelle encor leur foule se confie :
Ceux même qui, jadis, contempteurs de la vie,
A son banquet brillant, pleins d’un mépris moqueur,
Rejetèrent la coupe en goûtant la liqueur,
Et qui dans les enfers, pour ce forfait suprême,
De la mort qu’ils aimaient, sont devenus l’emblème :
Squelettes tout blanchis, cloués sur un rocher
Dont les plus noirs démons n’osent pas approcher ;
Unis étroitement au granit qui les dompte,
Comme ces vieux débris d’élans, de mastodonte,
Restes pétrifiés des âges révolus,
Ossuaire éternel d’un monde qui n’est plus ;
Ceux-là même, arrachant du bloc qui fut leur bière
Leur supplice incrusté dans l’immobile pierre,
Se cherchant par milliers, s’assemblant, se dressant,
S’avancent, à leur tour, au baptême du sang,
La pâle mort conduit ces peuples de squelettes,
Disciples sans regard, processions muettes,
Qui frappent lentement les sentiers calcinés,
Du grêle cliquetis de leurs pas décharnés.

Et les deux beaux enfants, sous le cercle céleste,
Diadème de noce à leur doux front modeste,
Brillent plus puissamment ; mais de feux si pareils
Qu’on les prend l’un pour l’autre, ainsi que deux soleils ;
Et quand cette clarté, lumineux héritage,
En deux fleuves égaux sur leur sein se partage,
Quand, autour de la croix s’enlacent, déroulés,
De leurs cheveux flottants les anneaux étoiles,
Quand leurs pieuses mains, jointes sur leur poitrine,
Rayonnent, c’est leur cœur priant qui s’illumine ;
Dans leur sein transparent, leur cœur de fiancé,
Comme un double saphir dans l’albâtre enchâssé ;
Comme durant les nuits qui parfument Mysore,
Astre ailé d’Orient, rayonne le fulgore
Dans les magnolias de son vol éclairés,
Ou s’endort lumineux sur leurs rameaux pourprés.
Tous deux, levant un front triste sous sa parure,
Adressent leur prière à chaque meurtrissure :
Prière du regard, la seule qu’autrefois
Madeleine-Marie adressait à la croix.
Et puis les deux amants, sous le nimbe de flamme,
Parlent au Dieu martyr qui parlait à leur âme ;
Et leurs deux jeunes voix gardent le même son,
Comme deux luths des cieux vibrent à l’unisson
Sous le toucher d’un ange amoureux d’une étoile,
Et chantant pour lui plaire, ayant levé son voile :
« Vous nous rachetez, Christ ! ô magnifique don !
« Que pouvons-nous pour vous en retour du pardon ?
« Chacun de nos rayons vous coûte une souffrance ;
« Que pouvons-nous, Seigneur, pour votre délivrance ?
« Jésus, par votre grâce appelés en chemin,
« Nous avons sous la croix avancé notre main ;
« Nous vous avons aidé, tout petits que nous sommes,
« O puissant rédempteur des anges et des hommes !
« Mais que faire à présent, dans notre humilité,
« Quand si haut vers le ciel la croix vous a porté ?
« Faut-il, comme autrefois saint Jean et Madeleine,
« Sur vos pieds douloureux répandre notre haleine ?
« Nos soupirs sont ardents comme furent les leurs ;
« Dites, pour votre soif nous offrirons nos pleurs,
« Seule source, qu’ici le feu n’ait point tarie,
« Et plus douce que l’eau puisée en Samarie.
« Bien loin de votre front nous sommes à genoux,
« Mais nous vous regardons, Seigneur. ..Oh ! donnez-nous,
« Donnez aux deux amants ces ailes éclatantes
« Qui font monter à vous les âmes repentantes !
« Car vous êtes venu, bel astre à son midi,
« Couvrir d’autres clartés l’évangile agrandi.
« Et d’avance, ô Jésus ! ainsi que vos prophètes,
« Nous avons mis nos cœurs dans l’œuvre que vous faites.
« Si dans leur tourbillon deux tristes fiancés,
« Pour douter de l’enfer se tenaient embrassés ;
’« Si nous pouvions nous voir, quoique l’ombre fût noire ;
« Si nous faisions pleurer en disant notre histoire,
« Et si nos cœurs, avant le rayon qui nous luit,
« Gardaient assez d’amour pour embellir la nuit ;
« C’est qu’un soupir de vous semblait s’y faire entendre !
« Nous aimer dans l’abîme, oh ! c’était vous attendre !
« C’était rêver ce Ciel qui nous réunira,
« Ce Dieu qui vient toujours lorsqu’on croit qu’il viendra !
« Chacun de nos rayons vous coûte une souffrance ;
« Que pouvons-nous, Seigneur, pour votre délivrance ? »

Partout Jésus répand les dons qu’il apporta.
Ils viennent, tour à tour, au second Golgotha,
Les peuples que la haine, invincible compagne,
Marquait du sceau brûlant de son éternel bagne.
Le sang baptise, au nom et du Père et du Fils,
Et de l’Esprit, disant : — Sors de la tombe et vis !!! —
Et les treize cités courbent leurs fronts de pierres,
Pendant que gronde au loin l’hozanna des tonnerres ;
Pendant que Lucifer, ancien prêtre du mal,
Chante l’hymne du sang sur le roc baptismal.


LUCIFER.

« O triomphe du sang ! vainqueur de inonde en monde,
L’Éden deux fois perdu refleurit sous ton onde !
Comme la terre enfin les enfers te boiront.
Avant qu’Eve à mon lit se fût prostituée,
Tu vivais dans ses flancs, âme substituée,
Tu préparais son pied à m’écraser le front. »



Mais voici Babylone, ayant pour chevelure
Des jardins suspendus la flottante verdure ;
Babylone et ses sphinx dans l’asphalte taillés,
Dont l’Euphrate n’a pu laver les reins souillés ;
Babylone au lointain du passé triste et seule,
Et des crimes humains la gigantesque aïeule.
Avec ses dieux couverts des ombres du trépas,
Seuls morts qui du tombeau ne se réveillent pas !
Avec tous ses palais où de l’impur lophire
L’écaillé encor s’enlace aux balcons de porphyre,
Elle vient sous le sang, et sa reine, pieds nus,
En remplit jusqu’aux bords la coupe de Ninus.


LUCIFER.

« O sang !!! depuis Abel, chaque vie innocente
Vint apporter sa dîme à ta source croissante.
—Tu formas une mer à l’entour du saint lieu ;
Et Sion, de tes flots baignant toutes ses tombes,
Des crimes d’Israël surchargea ses colombes
En attendant venir la colombe de Dieu. »



Rome approche à son tour ; Rome la fatidique,
La grande Messaline au cothurne impudique ;
La Rome des Césars ; sur les rois haletants
Pesant de tout son poids dans chaque pas du temps ;
Étouffant l’univers en serrant sa ceinture ;
A ses cirques béants mesurant la pâture,
Et jetant à ses dieux les os des nations,
Déjà demi-rongés par la dent des lions.
Elle vient sous le sang laver ses bandelettes,
La pourpre du péplum et l’or des amulettes ;
Arrachant de son sein les meurtres par millier,
Comme une veuve en pleurs les grains de son collier.


LUCIFER.

« Pur mystère du sang ! vin de l’Eucharistie,
Aux veines des martyrs intarissable hostie,
Ces torturés divins m’apparaissent en toi.
Enivrés de ta force ils chantaient dans la flamme ;
Tu fondas sur leurs fers la liberté de l’âme ;
De bûchers en bûchers tu brûlas contre moi ! »



Voici le vieux Paris, abaissant dans la poudre
Son grand laurier d’orgueil effeuillé par la foudre ;
Il courbe encor plus bas son banal Panthéon ;
Se demandant combien, lorsqu’il changeait leur nom,
II lui fallut jeter sous ses voûtes funèbres,
Pour y remplacer Dieu, de cadavres célèbres.
Paris, lui qui jadis chef au puissant cimier,
Où vont les nations arrivait le premier,
Et qui gravait, prenant d’étranges attitudes,
Ses titres à l’empire au front des multitudes.
La Saint-Barthélémy, sous les tocsins hurlants,
Erre avec Médicis au plus noir de ses flancs.
Il compte des débris d’autels qu’en sa colère,
Des révolutions le bélier populaire
Arracha de leur base, et cache avec effroi
Sous son manteau de pierre une tête de roi.


LUCIFER.

« O source expiatrice ! ô fleuve théandrique !
Nettoie, en ses poisons, la plaie archangélique ;
Fends le rocher des cœurs sous tes flots épandus.
De mon larcin du ciel viens réparer l’outrage,
Viens d’une éternité reprendre l’arrérage,
La moitié de tes fils à mon ombre perdus. »



Enfin, pour prendre part au rayonnant baptême,
Après Bactres, Sidon, Tyr, ses sœurs d’anathème ;
Après Persépolis et les villes d’Iran,
Que Mahomet sema des feuillets du Coran ;
Voici Jérusalem ! non celle dont les anges
Gardent les murs de jaspe en leurs saintes phalanges.
Qui prend de ses soupirs le ciel pour confident,
Dont chacun des palmiers est le buisson ardent ;
Mais la Jérusalem maudite et sans hostie ;
Celle que les démons de forfaits ont bâtie,
Et qui de ses remparts balance les sept tours,
Comme un nid surmonté de sept cols de vautours ;
Mais la Jérusalem aux triomphes funèbres
Que son aveuglement couronnait de ténèbres ;
Celle qui du blasphème éveillait les échos,
Des voûtes du cénacle aux marbres d’Hippicos ;
Montait de siècle eu siècle au crime jusqu’au faîte !
De chacun de ses rocs lapidait un prophète ;
La mamelle inféconde et tarie en chemin,
Portant, nourrice impie, un Dieu mort sur son sein ;
Du manteau de David se faisant un suaire,
Et transformant le naphte en boisson de colère ;
Elle vient sous le sang, aux yeux d’Idaméel,
Laver son déicide et l’éponge de fiel.

Lorsque, psylle puissant descendu des collines
Pour charmer les serpents d’un vieux temple en ruines,
Les cheveux dénoués comme un esprit de l’air,
Belle de son œil noir lançant le large éclair,
J^e long des champs de riz et des grandes savanes,
Pressant son corps léger du feston des lianes,
Une jeune Indienne accourt, et sur l’autel
Emprunte aux dieux tombés un chant surnaturel ;
Reine miraculeuse, incroyable sibylle,
Chaque note exhalée apprivoise un reptile,
Et son regard fixé sur celui des serpents,
Semble darder son âme à ses sujets rampants.
On les entend vibrer en quittant leur retraite,
Comme une corde d’or sur le luth du poète ;
Et l’extase descend dans leurs orbes d’azur,
Comme au cœur d’un enfant descend un songe pur :
Ils approchent, pareils, sous le charme suprême,
Aux oiseaux innocents qu’ils enchantent eux-même.
En réseau caressant les aspics onduleux
Sur les pieds de la vierge entrelacent leurs nœuds ;
Ivre de volupté, le céraste avec grâce
De son écaille ardente en spirale l’embrasse ;
La vipère à son front se roule de langueur :
Le serpent noir la flatte et s’endort sur son cœur.
Calme et fière, elle sent, de son triomphe heureuse,
Ruisseler sur ses bras la couleuvre amoureuse
Qui l’effleure et l’écoute, et qui vient en glissant,
D’un collier, d’émeraude et d’or éblouissant,
Prêter à sa beauté la vivante parure,
Et d’un dard qui frémit baiser sa chevelure,,
Et sans les profaner d’aucun venin mortel,
Aspirer les parfums de son souffle de miel.
Tels domptés par le Christ, et cités et royaumes,
. Désarmés de poisons, avec tous leurs fantômes,
Sont venus à genoux et d’amour palpitants,
Imprimer sur ses pieds leurs baisers repentants.

Et la croix monte encor, ayant dans sa conquête
L’aurore du salut pour couronne à son faîte ;
Ayant pour fondements, non des rocs déchirés,
Mais des peuples entiers sous le sang attirés,
Et que leur repentir, dont l’éclat les inonde,
A groupés, par étage, à sa base profonde :
Échelle de Jacob aux flamboyants degrés,
Lien qui rapprochait deux mondes séparés.
Et l’enfer monte aussi, l’enfer qu’elle précède
Dans l’espace élevé que le chaos leur cède.
Pour terminer la lutte il ne faut qu’un moment.
La mer de soufre avec un long frémissement,
Exhausse un réprouvé sur chacune des cimes,
De ses flots convulsifs, et l’arrache aux abîmes ;
Montant avec l’offrande et la voix du martyr,
Arrive au ciel des cieux le cri du repentir.
Les saints vieillards assis sous les doctes ombrages,
Du livre de la vie ont agrandi les pages ;
Déjà prêts à tracer, sous chaque nom écrit,
Tous les noms fraternels nés des larmes du Christ.
Et les quatre animaux, symbole prophétique,
Que vit aux pieds de Dieu l’œil apocalyptique,
Affranchis du lien qui les tient enchaînés,
Se sont, du père au fils, dans l’ombre échelonnés,
Attentifs aux soupirs du martyr adorable,
Qui passent remplissant l’espace immesurable.

Et Dieu laissait le ciel et l’enfer se chercher,
Et les deux infinis l’un vers l’autre marcher.

Alors Jésus s’écrie… « O force expiatrice !
« Pardon, souffrance, amour, trinité rédemptrice,
« Ame de Jésus-Christ, pouvoir que j’acceptai,
« Quand Jéhova créait l’être et sa liberté :
« Triomphe ! achève ! enfante une autre Eucharistie,
« L’autel est maintenant assez haut pour l’hostie !
« Martyr universel, Sauveur illimité, -
« Ce Calvaire manquait à ma divinité.
« O mon père !!! mon père !!!

Et les mains des archanges
A ce cri répété par toutes leurs phalanges,
Ne peuvent retenir les soleils emportés
Qui, fendant le chaos de leurs vives clartés,
Tressaillant de douleur, d’espoir et de prière,
Du Golgotha plaintif vont baiser la poussière ;
Et remontant après jusqu’au bandeau sauveur,
Brillent à chaque épine en fleuron de splendeur.
Ils font avec le Christ échange de lumière,
Ils éclairent le sang, et le sang les éclaire.
Tout reluit aux enfers !… et des grands chefs hagards
Cet amas de soleils a changé les regards :
De leurs yeux dessillés tombe leur nuit horrible,
Il apparaît alors dans sa douleur terrible,
Pour effrayer le crime et servir le remord,
Le groupe, armé de deuil, des anges de la mort !
Il apparaît, planant sur la croix colossale,
Gonflant à chaque cri sa plume triomphale,
Le grand aigle de Jean, qui vers les saints parvis,
S’apprête à devancer la victoire du fils.
Et Gabriel lui-même apparaît magnifique,
A la droite du Christ, ménestrel séraphique,
Retenant dans son sein l’hymne près d’éclater,
Adorant le combat avant de le chanter !!!
Les chefs des réprouvés, vaincus à ce spectacle,
Ne reconnaissent plus leur impur habitacle ;
Eux, comme Gabriel, archanges autrefois,
Ou fils de l’homme, ainsi que le Dieu de la croix !
Ils contemplent à nu, dans sa lutte infinie,
Le champion divin de l’éternelle vie ;
Ils contemplent à nu le gigantesque effort
D’Idaméel s’armant des restes de la mort,
Et menaçant le Christ, afin que plus immense
S’ouvre des bras sauveurs le cercle de clémence.

Et Dieu laissait le ciel et l’enfer se chercher,
Et les deux infinis l’un vers l’autre marcher.

Et voilà qu’à la fois, loin de leur haute sphère,
Descendant se mêler aux luttes du Calvaire,
Vers leurs frères lointains penchant leurs fronts vermeils,
Les élus ont suivi l’exemple des soleils.
Des deux bouts de la croix on s’appelle, on s’attire,
Et l’on se reconnaît aux clartés du martyre.
Chaque famille cherche, inclinée en avant,
Ses membres gangrenés tombés du tronc vivant ;
Et qui, malgré la mort et ses blessures vaines,
Prennent le sang du Christ pour ranimer leurs veines.
Le père, ivre d’espoir, baisse un œil triomphant
Pour voir du sein de l’ombre exulter son enfant ;
Le fils des lieux maudits explore la poussière,
Pour voir ressusciter les cheveux blancs d’un père.
Ainsi, lorsque des cris s’entendent élancés
D’un cercueil qu’on portait où vont les trépassés,
Nous nous précipitons pour déclouer la bière ;
Chacun de nous arrache un lambeau du suaire,
Nous découvrons ce front encore sans chaleur
Qui, sortant du sépulcre, en garde la pâleur ;
Nous voyons se rouvrir, libres de leurs ténèbres,
Ces yeux fermés par nous sous les rideaux funèbres ;
Nous sentons s’éveiller et battre sous nos doigts
Ce cœur qui de la tombe a soulevé le poids ;
Et rejetant au loin les voiles qui les glacent
Deux bras qu’on croyait morts à notre col s’enlacent.
Saints nœuds de la famille ! ô mystères puissants,
De l’enfer consolé vous n’êtes plus absents !

O chastes amitiés ! sources jamais taries !
A l’arbre de la croix belles fleurs refleuries !!
Penchants, liens du cœur, habitudes d’aimer,
Entre deux univers prêts à se reformer !
Instincts doux et natifs où l’âme a son domaine,
Instincts bien plus sacrés que la raison humaine,
Saints nœuds de la famille en triomphe attestés,
Rattachez votre chaîne aux bras des rachetés !
Car les veuves du ciel, belles dans leur veuvage,
Devant l’époux perdu découvrent leur visage.
Sémida vole et pleure… Eve, qu’on invoquait,
Vient pour rendre à son cœur la chair qui lui manquait :
« Pardonne-moi, Caïn ; c’est moi… mère funeste,
« Moi qui de mes enfants perdis le pain céleste,
« Et que tu maudissais, de tourments investi,
« Au fond du désespoir dans mon crime englouti !
« Moi qui fis circuler, comme une mauvaise onde,
« Les poisons du serpent dans les veines du monde ;
« Moi, mère du péché, moi, durant dix mille ans,
« Féconde pour l’enfer agrandi dans mes flancs ;
« Car l’ange impur m’avait transmis son héritage,
« Car le sang de la croix, en tombant, se partage :
« Il s’épanche, bienfait de l’ineffable loi,
« La moitié sur Satan, l’autre moitié sur moi.
« 0 mon antique faute ! ô vastes funérailles !
« Tous ces morts sont sortis du fond de mes entrailles !
« Me reconnaissez-vous, sépulcres étouffants,
« Qu’en me fermant l’Éden, j’ouvris à mes enfants ?
« Pour emporter vos maux, pour laver vos souillures,
« Qu’il a fallu de sang aux célestes blessures !
« Et toi, Caïn ! combien mon flanc dégénéré
« Te fit pour la révolte un cœur désespéré !
« Toi qui ne puisas pas, dans le sein de ta mère,
« Une goutte de lait qui ne te fût amère !
« Ta funeste massue, ô premier-né du mal,
« Fut faite d’un rameau de mon arbre fatal ;
« Et j’oubliais, mon fils, ton supplice de flamme !
« Marâtre dont les cieux avaient endurci l’âme,
« Je regardais en haut, tandis qu’inexpiés,
« Tous mes péchés souffrants se tordaient sous mes pieds.
« Quand je suivais l’élan de la sainte colombe,
« Mon ciel n’était qu’un dais étendu sur ta tombe.
« Viens dans mes bras, mon fils, viens, encor un effort !
« Monte vers nous, Caïn ; ton frère n’est pas mort !!
« Dieu le ressuscita, ce Dieu juge et victime,
« Lorsqu’au sein d’une vierge il épousa mon crime.
« Dieu le ressuscita ; viens renaître à ton tour,
« Monte avec le salut vers ta mère et le jour.
« Hâte-toi, mon enfant, au cri de ma prière.
« Si j’allais du tombeau voir retomber la pierre !!!
« Lève les yeux… c’est moi… fuis ce funèbre sol,
« L’étoile de mon front dirigera ton vol.
« Saisis mes voiles blancs qui flottent sur le gouffre,
« Viens sur mon cœur, brisant tous tes linceuls de soufre,
« Me pardonner l’enfer où tu servais sans moi,
« Me pardonner le ciel où je régnais sans toi !!! »

Ainsi parle Eve. ; . Adam et les anges attendent ;
Et tu montes toujours vers les mains qu’ils te tendent,
O Jésus ! et tes yeux ont rencontré toujours
Ta mère, devançant tous les autres amours ;
Ta mère qui, jadis, sous ta croix prosternée,
Aujourd’hui sur ton front prie et souffre inclinée ;
Elle est là ; ses cheveux déroulent sur son fils
Leurs anneaux douloureux de sang appesantis.
Elle est là, dans son sein portant tes deux calvaires !
Payant d’un de ses pleurs tout le bonheur des mères ;
Descendant jusqu’à toi, de trépas en trépas,
Elle a cherché ton souffle, et tu lui dis tout bas :
— Bière ! ne pleure point, le salut m’environne ;
r »e la reine des cieux je double la couronne. —

Et Dieu laissait le ciel et l’enfer se chercher,
Et les deux infinis l’un vers l’autre marcher.

Et Lucifer adore, il adore, il s’écrie :
« Viens soulever mon vol, air pur de la patrie !
« Les voilà, les voilà, nos frères regrettés,
« Réfléchissant le ciel dans toutes leurs clartés !
« Oh ! les voilà suivant la lumineuse trace
« Qu’à travers le chaos fait rayonner la grâce !
« Avec mes yeux éteints, tous je les reconnais :
« Les jours vécus en Dieu ne changent pas les traits.
« Je n’avais oublié ni leur nom, ni leur gloire ;
« Le plus grand de mes maux n’était que ma mémoire !
« Éloïm, Ëdomir, Nephtoé, Raphaël !!!
« Ils nous tendent les bras…. regarde, Idaméel.
« Mais les anges sur toi ne peuvent rien peut-être ?
« Il te faut regarder la femme pour renaître ;
« La voilà, dans sa fleur et dans sa majesté,
« Telle que la bénit l’éternelle beauté ;
« Telle qu’elle apparut, de longs malheurs suivie,
« Quand elle vint mourir sous l’arbre de la vie.
Elle t’appelle seul, toi, son seigneur et roi,
Et pour créer un ciel se détourne de moi.
Viens aider Sémida, viens…. que ton cœur achève
L’enfantement sacré de cette dernière Eve.
Un soupir, un soupir, et l’enfer est sauvé….
Chaque élu dans ses bras emporte un réprouvé !
Viens ; de ceux qui t’ont fui ne vois-tu pas le nombre ?
Cesse sur leur salut de projeter ton ombre ;
Dépouille cet orgueil sombre, insensé, brûlant ;
L’orgueil a fait ma chute et retient ton élan.
L’orgueil aux nœuds d’airain t’enchaîne à cette rive,
Toi seul n’es point parti quand tout ton peuple arrive !
N’entends-tu pas la voix qui t’invite à monter ?
Ne sens-tu rien des cieux sous ton front s’agiter ?
Oh ! laisse-moi fermer cet orageux royaume,
Dont Satan, dans Eden, donna les clefs à l’homme.
Oh ! laisse, Idaméel, l’ange qui se repent,
Arracher de tes mains l’ancien fruit du serpent.
Tu m’as vaincu jadis !… que je puisse, sans armes,
Remporter à genoux ma victoire de larmes !
Je traîne devant toi mon front de sang lavé,
Écrase-le du pied, mon fils, mais sois sauvé !
Si je te rends à Christ, que m’importe le reste ?
Fais du corps de Satan ton marchepied céleste !
Prends mon bandeau de flamme, et tout l’éclat lointain
Qui servit d’auréole à mon premier matin.
Prends mon aile d’archange et sa blancheur austère,
Mais que je rende à Dieu ma proie humanitaire !
Quand même tu devrais, en sortant de l’enfer,
De la grande amnistie excepter Lucifer !
Jette, jette, mon fils, sous la croix invoquée,
Ta pourpre d’anathème, en lambeaux abdiquée.
« Jette ta résistance au gouffre du remords ;
« Tu défends un tombeau vide de tous ses morts ;
« Et toi seul, lorsqu’ils ont démoli l’ossuaire,
« Lazare révolté, tu retiens ton suaire.
« Ta défaite est partout, tes bûchers sont sans feu !
« Ton pied ne marche plus que sur du sang de Dieu ;
« Et sous le vol des saints qui l’assiègent en foule,
« Ton trône sépulcral, crime à crime, s’écroule.
« Devant celui qui vient pour les cicatriser,
« Ton œil ne trouve plus de plaie où se poser !
« Repens-toi, repens-toi !!! »

De lumineuses plaintes
S’exhalèrent alors du chœur ailé des saintes.
C’est ta voix, Sémida, ta voix qui dit un nom :
Tu descends vers l’amour pour aider le pardon.
Oui, vers Idaméel ! Et ton regard l’appelle,
Plein de cette langueur qui te fait la plus belle.
Tu veux, refleurissant dans tous ses souvenirs,
Donner une seule âme à vos deux avenirs.
— Idaméel !!! — Mais lui, dans sa lutte insensée,
Sous son fixe regard ne voit que sa pensée ;
Seul au fond de sa haine et de ses noirs desseins,
Tel que Jéhova seul au fond du saint des saints.
La réprobation qui loin de tous s’exile,
Se réfugie en lui comme en un lieu d’asile ;
Et repoussant du pied Lucifer et son deuil,
Il rebâtit l’enfer dans ses rêves d’orgueil.
L’archange perdit l’homme, et par un juste échange,
L’homme arrête aujourd’hui le rachat de l’archange !



Sur un roc large et nu, des démons adoré,
Et comme si l’abîme avait son feu sacré,
Pèse un autel d’airain qui garde, symbolique,
La haine primitive en flamme métallique.
Dans ce temple du mal on la vit s’allumer,
Alors que dans le ciel l’ange cessa d’aimer.
Et des cercles maudits et principe et modèle,
On vit les neuf tourments se ranger autour d’elle.
Centre d’impiété, d’invisibles courants
Aux cœurs des réprouvés épanchent ses torrents,
Comme dans l’air, le long d’un acier phosphorique,
S’épanche l’élément de la foudre électrique.
D’un blasphème nouveau quand l’enfer s’applaudit,
La flamme intumescente et bouillonne et grandit,
Et chaque noir démon voit jaillir, plus ardente,
Cette source inconnue aux trois rêves de Dante.
Quand un peuple est touché de son rayon mortel, -
Il boit l’orgie au vin consacré pour l’autel ;
Jette sur le pavé le toit du presbytère,
Ou taillant contre Dieu la plume de Voltaire,
Sur la création répands des flots de fiel,
A faire tomber mort l’aigle qui plane au ciel.
C’est vers ce feu sans nom qu’Idaméel s’élance ;
Ce feu suffit à peine à rallumer sa lance ;
Car il est expirant, et la pointe du fer
Prend tout ce qui restait de l’âme de l’enfer.
Puis, il revient au Christ, victime éblouissante.
Il vole entre les rangs de l’armée innocente,
Comme une pâle orfraie, emblème de malheur,
Vole entre les rameaux des amandiers en fleur.

Les voilà face à face, et pour mieux le combattre,
Il mesure, pensif, le Dieu qu’il veut abattre ;
Depuis Satan, du Ciel disputant les états,
Jamais guerrier si haut n’avait levé son bras.
Les anges de la mort, sombre et jalouse garde,
S’agitent…. La victime à son tour le regarde ;
Mais ce regard au front orageux du géant
Se perd, comme une étoile au sein de l’Océan :
On dirait que l’espoir qu’Idaméel se donne
Contient plus de fureurs que le Christ n’en pardonne.
De sa lance acérée il agite le feu,
Son éclair fait baisser les paupières, du Dieu.
Il porte aux flancs du fils la flamme souveraine ;
Sur l’amour palpitant il vient poser la haine,
Qui ralentit soudain dans leur élan vainqueur,
Horloge du salut, les battements du cœur.
La lance n’a jeté qu’une seule étincelle,
Déjà du gouffre aux cieux le triomphe chancelle.
Le fer pénètre et brûle ; il s’avance à travers
Les lambeaux calcinés des frémissantes chairs ;
Le sang fume et tarit, et brûlée à sa source
La résurrection s’arrête dans sa course ;
Et tout près de s’unir au monde des élus,
Déjà vers le pardon l’enfer ne monte plus.
La flamme arrive au cœur : un seul cri d’épouvante,
Que n’entendit jamais l’éternité vivante,
Sort de ses profondeurs ; c’est l’impur germe éclos,
Le germe de la haine en la moelle des os.
La haine veut entrer au fond du sanctuaire,
La haine aux flancs du fils veut détruire le père !
Si ce feu se fixait dans le sein tout amour,
Si le Dieu-charité se haïssait un jour,
S’il pouvait se haïr, blasphème du blasphème !
Il s’anéantirait en sa trinité même !!!
Il lutte ; il se souvient de ce qui fut prédit :
Il crie à Jéhova : — Père, tu l’avais dit ! — -
De l’athlète divin partageant la faiblesse,
Sous son dernier effort le Golgotha s’affaisse.
Mais le fer plonge encore et s’arrête, fixé
Au plus profond du cœur de haine traversé ;
Et Christ secoue alors sa formidable tache,
Comme un taureau blessé fuit secouant la hache.
Ce n’est plus aux damnés qu’il prête son appui :
Le Dieu suffit à peine à combattre pour lui.
De sa croix de rocher son corps se déracine ;
Il entraîne en tombant le salut en ruine ;
Et sa main, libre enfin, fouillant ses flancs ouverts,
En arrache la lance où brûlaient neuf enfers ;
Et l’amour est vaincu sous leur flamme plus forte ;
Et la rédemption avec le sang est morte…

Comme un aérostat dont le câble est coupé,
Le ciel remonte et fuit d’ombres enveloppé,
Recueillant de son Dieu tout le sang tiède encore.
Et que l’air des maudits corrompt et décolore.
Sans réchauffer ses flots vainement répandus,
Les soleils, comme un dais, sur lui sont étendus :
Ce sacrement de mort, sans prêtre, sans oracle,
On l’emporte en silence au très saint-tabernacle,
Aux pieds du père même, attendant sous son œil,
Ce qu’il ordonnera pour la fête du deuil.

De ce salut d’un jour fier d’effacer la trace,
De sa Jérusalem l’enfer se débarrasse.
Golgotha de son Christ croule dépossédé ;
Chaque tombe reprend son squelette évadé ;
Chaque bûcher mourant sa flamme ravivée,
Et chaque cœur la haine à ses fibres rivée ;
Et les pleurs éternels ont reconquis leur roi,
Qui dit au Dieu tombé : — Fantôme, adore-moi. !!

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