Le premier jour de lan

Souffrez, mes chers amis, qu’une épître nouvelle
Soit de mes vœux pour vous l’interprète fidèle,
Et m’épargne aujourd’hui l’inutile embarras
De courir vos hôtels où vous ne serez pas.

Je sais que c’est l’usage ; et, quoique je le fronde,
L’usage est un vieux sot qui gouverne le monde.
Riches, pauvres, puissants, tout fléchit sous ses lois ;
Sous le nom d’étiquette il maîtrise les rois ;
Et tel est son pouvoir sur la faiblesse humaine,
Qu’en osant le braver et secouer sa chaîne,
Des journaux bien pensants subir les quolibets ;
Je vais de nos salons essuyer les caquets,
Ameuter contre moi les bigots et les prudes,
Et les vieux champions des vieilles habitudes.

J’entends déjà Baldus, ce pédant froid et sec,
Qui mâche à tout propos du latin et du grec,
Il redresse, à mon nom, sa tête mal peignée ;
Caresse d’une main sa lèvre refroguée ;
Invoque Nonius au mot de Strenia ;
Et, condamnant mes vers par les lois de Numa,
Citant Pline et Varron sur les fêtes romaines,
Raconte longuement l’histoire des étrennes.

Oui, pédant, nous savons que des chênes épais
Couvraient du Coelius les agrestes sommets ;
Que Rome à Strenia consacrait ces retraites ;
Qu’un jour, où de Janus ils célébraient les fêtes,
Des Sabins, dans ce bois coupant quelques rameaux,
Vinrent à Tatius présenter ces cadeaux ;
Et ce prince, y voyant un fortuné présage,
Voulut à l’avenir en prescrire l’usage.
Mais qu’en arriva-t-il ? Ce roi mal inspiré
Fut, au bout de trois ans, lâchement massacré :
Au joug de Romulus les Sabins se soumirent ;
Leur empire et leur nom dans Rome s’engloutirent ;
Et ce fatal exemple aurait décrédité
L’usage impertinent qu’ils avaient inventé,
Si les marchands de fruits, de miel et de figures,
N’avaient en sa faveur fait parler les augures.
Le Romain de Janus crut entendre la voix,
Crut recevoir du ciel la plus sotte des lois ;
Et quand ce dieu, rouvrant le cercle de l’année,
Ramenait de janvier la première journée,
Rome entière trottait ; amis, voisins, parents,
S’adressaient à l’envi des vœux et des présents.
On y joignit bientôt le saphir et l’opale,
Les richesses de Tyr, les trésors du Bengale.
Le sénat, les tribuns allaient chez l’empereur
Lui voter en ce jour des siècles de bonheur ;
Et Titus recevait de leur bouche sincère
Les mêmes compliments qu’avaient reçus Tibère.
Des chrétiens primitifs l’austère piété
S’affranchit sagement de cette absurdité.
Leur foi simple et sans art, pure comme leur vie,
N’y vit qu’un sacrilège et qu’une hypocrisie.
Mais leurs succès bientôt corrompirent leurs mœurs
Des cultes étrangers ils prirent les erreurs :
La superstition, qu’ils avaient condamnée,
Conquit de toutes parts l’Eglise profanée ;
Et parmi cent abus revenus sur ses pas,
Parmi cent préjugés dont je ne parle pas,
Des ruines de Rome et de l’idolâtrie
Sortit du nouvel an la vieille momerie.
Ainsi, sans nous douter de ce que nous faisons,
Nous semons au hasard des vœux et des bonbons ;
Et comme les païens, que nous donnons au diable,
Nous honorons Janus que nous traitons de fable.

Des Anglais, il est vrai, m’ont dit que dans Pékin
Ils avaient retrouvé cet usage sabin ;
Mais que me font la Chine et ses mœurs éternelles ?
Adopte qui voudra les Chinois pour modèles !
De ce triste pays Barrow m’a dégoûté ;
Je n’en veux pour ma part que de l’encre et du thé ;
Et n’imiterai point les coutumes bizarres
De ce peuple de serfs, mené par des Tartares,
Qui dort sur des bambous, qui mange avec les doigts
Du riz et des ognons sur des jattes de bois ;
Et, gardant pour ses us un respect ridicule,
Depuis quatre mille ans n’avance ni recule.

Mais, que fais-je, grand Dieu ! n’ai-je pas irrité
Ces nombreux partisans de l’immobilité,
Ces nouveaux professeurs de morale publique,
Qui font du moindre mot un crime politique,
Vieux héros de boudoir, qui, ne pouvant pécher,
Dans le salon voisin s’amusent à prêcher,
Et, du nom de vertu parant leur impuissance,
En un vaste couvent voudraient changer la France ?
Oyez ce jacobin fraîchement converti,
Qui, pour garder sa place, écrasant son parti,
Aux puissances du jour vend son zèle hypocrite ;
Se fait du Sacré-Cœur le pieux néophyte ;
Dénonce en amateur, et pendrait ses amis
Au nom des mêmes rois qu’il eût pendus jadis.

« Les Chinois, dira-t-il, sont un peuple de sages ;
« Imitons leur exemple et gardons nos usages.
« Fêtons ce nouvel an, reste de nos vieilles mœurs ;
« Eh ! qui peut contempler sans y mêler des pleurs
« Ces tableaux que janvier nous offre chaque année ;
« Ces vieillards entourés d’une heureuse lignée,
« Cet échange éternel de baisers et de vœux,
« Ces époux refroidis qui resserrent leurs nœuds,
« Les amis, que ce jour rapproche et concilie,
« Le mal qu’on se pardonne et les torts qu’on oublie ?
« Respectez cet accord, cet élan de bonheur ;
« Qui cherche à le troubler est un conspirateur.
« Les usages, monsieur, protègent les empires.
« C’est vouloir ramener nos funestes délires ;
« Du trône et de l’autel saper le fondement,
« N’avoir ni foi, ni loi, ni dieu, ni sentiment…. »

Arrête, malheureux, et clos ta litanie.
J’ai cru voir le guichet de Sainte-Pélagie.
De quel inquisiteur es-tu le familier ?
Es-tu jésuite enfin pour me calomnier ?
Ma muse a respecté nos rois dans leurs misères,
Et les respecte encore au trône de leurs pères.
Sans les importuner je les sers de mon bras.
Je ne veux renverser ni troubler les Etats.
Aux lois de mon pays j’obéis en silence ;
Et de vingt mille et plus qui régissent la France,
Aucune ne m’oblige à courir tout Paris
Pour aller à jour fixe embrasser mes amis.
Je les vois quand je peux, je les aime à toute heure ;
Et pour me rappeler leur nom ou leur demeure,
Pour leur faire du bien ou leur en souhaiter,
Ce n’est pas l’almanach que je vais consulter.
Mon zèle, toujours prêt à leur rendre service,
N’attend point que janvier recommence ou finisse.

Ce tableau ravissant que tu viens de tracer
N’est qu’une illusion trop prompte à s’effacer.
Cette belle amitié, que l’usage réveille,
Sera le lendemain ce qu’elle était la veille.
Tous ces embrassements, ces protestations,
Ne sont que faux semblants et qu’affectations ;
Et depuis le portier ou le valet de chambre,
Dont le zèle redouble au déclin de décembre,
Jusqu’au fier courtisan, mendiant glorieux,
Qui met aux pieds des rois des vœux ambitieux,
Tout calcule en secret le produit de ses peines,
Et porte sur le front : Donnez-moi des étrennes.

Ecoutez ce bambin, cet égoïste en fleur,
Ce perroquet charmant que siffle un précepteur,
D’un air gauche et distrait dépêchant sa harangue.
Croyez-vous que son cœur s’accorde avec sa langue ?
Il compte les joujoux que va lui rapporter
Le compliment banal qu’on lui fait débiter.
Suivez ces gens d’épée, ou de robe, ou de plume,
Qu’au salon de leurs chefs rassemble la coutume :
C’est un concert de vœux et d’éloges flatteurs.
Ils sont fiers de servir sous de tels directeurs ;
Et chacun d’eux, pressé de monter à leur place,
Souhaite leur retraite et même leur disgrâce.
Et les collatéraux d’un vieillard alité,
Croyez-vous aux souhaits qu’ils font pour sa santé ?
Ils seraient plus joyeux si la toux qui l’oppresse
Enlevait le bonhomme à leur fausse tendresse ;
Et si, le lendemain de cet embrassement,
Ils avaient le plaisir d’ouvrir son testament.
Vous les verriez alors ces parents débonnaires
Qui, se traitant hier de cousins et de frères,
Se mangeant de baisers, s’accablant de fadeurs,
De leur sainte union savouraient les douceurs ;
Légataires jaloux, ils courraient au pillage,
Ils iraient du vieillard arracher l’héritage,
S’envier une obole, et, brouillés pour jamais,
De leur inimitié fatiguer le Palais.

Direz-vous qu’au hasard exerçant ma critique,
Je dessine à plaisir un monde fantastique ?
Etudiez nos mœurs, suivez nos tribunaux,
Consultez leurs greffiers, compulsez les journaux ;
Voyez si de janvier les pudiques annales
Offrent moins de procès, de crimes, de cabales ;
Si l’esprit de parti ralentit ses fureurs,
Si la police enfin manque de délateurs.

Non, non, ce nouvel an qu’embellissent vos songes
Ne fait qu’autoriser d’officieux mensonges.
L’intrigue avec plus d’art fait jouer ses ressorts ;
Le luxe corrupteur y redouble d’efforts ;
Les marchands, trop certains de vider leurs boutiques,
Sans honte et sans scrupule écorchent leurs pratiques.
Il n’est pas, en un mot, jusqu’au sapin roulant
Qui n’ose rançonner et frauder le chaland ;
Il n’est pas de piéton qui, trottant sous la pluie,
Ne s’acquitte, en jurant, d’un devoir qui l’ennuie ;
Et tous ces visiteurs seraient au désespoir
De rencontrer chez eux les amis qu’ils vont voir.
Nous pouvons, il est vrai, sans fiacre ni remise,
Nous voir par ambassade ou bien par entreprise.
Vingt bureaux m’ont offert de me distribuer ;
A deux sous par ami, je puis tout saluer.
Cent courriers, s’éreintant pour les uns et les autres,
Vous rendront mes billets et me rendront les vôtres.
Le moyen est commode ; il est reçu partout ;
Et cette impertinence est déjà de bon goût.

Mais que gagne à cela l’Etat ou la morale ?
A-t-on mis un impôt sur ce nouveau scandale ?
C’est un vice de plus ; et sa destruction
Intéresse les mœurs et la religion.
Quand nos rois ont proscrit, comme un plaisir profane,
Et la fête des fous et la messe de l’âne,
Leur sagesse aurait dû, par le même firman,
Renvoyer aux Sabins les vœux du nouvel an.
Quant à moi, j’y renonce et pour toute la vie.
Si quelqu’un s’en offense et qu’il me congédie,
Il peut dès aujourd’hui recevoir mes adieux.
Je n’y perdrai qu’un sot et n’en vivrai que mieux.
Bonjour, mes chers amis, que Dieu vous tienne en joie ;
Que sur vous, en tout temps, sa bonté se déploie ;
Qu’il vous garde à jamais de fièvre et de malheurs,
De dîners sans façon, de concerts d’amateurs,
D’alliés généreux, d’espions, de faillites,
De vers de circonstance, et surtout de jésuites ;
Qu’il vous préserve encor de procès, d’avocats,
De grêle, de morphine et de la mort aux rats.
Puissiez-vous prospérer dans toutes vos affaires,
Etre d’heureux époux, d’heureux fils, d’heureux pères,
Placer tous vos enfants, vos cousins, vos neveux,
Savoir à l’écarté gagner tous les enjeux !
Puissiez-vous des acteurs ignorer les caprices,
Les congés, la migraine et l’humeur des actrices ;
Au théâtre jamais n’éprouver de revers ;
Voir la droite et la gauche applaudir à vos vers,
Trouver, pour les louer, des journaux débonnaires,
Et les vendre surtout à d’honnêtes libraires !
Adieu, marchez, trottez, courez comme des fous ;
J’irai vous visiter quand vous serez chez vous.

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